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Le blog de Gloria : Of War and Peace
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Les oubliettes médiatiques

Les oubliettes médiatiques

Crédit photo Anna Astvatsaturian Turcotte

Crédit photo Anna Astvatsaturian Turcotte

Photo de couverture : Don Quichotte, huile sur toile de Mher Chatinyan

Nous avons compris depuis longtemps qu’une actualité chasse l’autre. Très souvent, les gros titres de la presse, et aujourd’hui plus que jamais, les bandeaux sur les chaînes TV d’information en continu dissimulent d’autres situations pourtant tout aussi cruciales.

 

Ainsi, les événements du Nagorno-Karabakh, cette guerre-éclair qui a sidéré toute une population contrainte de fuir son pays en quelques jours, ont été occultés par l’actualité du Moyen-Orient. Cependant, les Artsakhiotes déplacés de force sont toujours psychologiquement démunis, malgré leur admirable capacité de résilience. Par la force des choses – et des événements inouïs -, ils doivent désormais s’adapter, reconstruire leur présent et imaginer leur avenir dans le contexte d’une Arménie toujours, plus que jamais, menacée par l’Azerbaidjan épaulé par la Turquie.

 

Rappelons que 43% des habitants aujourd’hui déplacés étaient des ruraux.

 

Nous peinons à nous imaginer quel était leur quotidien, tant nous sommes, nous-mêmes, déracinés de notre propre agriculture devenue au fil des décennies une activité productiviste. Le philosophe Michel Serres avait un jour observé que la mutation majeure du 20ème siècle en France avait été statistique : au début du siècle, 75% des actifs étaient agriculteurs. En 1983, ce chiffre tombait à 7.1% et en 2021 la part des exploitants agricoles dans l’emploi total n’était plus que de 1.5%.

 

L’activité agricole artsakhiote correspondait à une production principalement vivrière, impliquant des familles entières.  D’ailleurs, ceux qui connaissent le monde arménien savent ce que signifie la notion de famille élargie et son vocabulaire ad hoc, très précis et détaillé. Cette agriculture principalement de montagne permettait que le sol soit cultivé, travaillé, pâturé. Les produits du maraîchage et de l’élevage extensif, non industrialisé, (bovin et ovin principalement, mais également porcin non intensif) permettaient de nourrir convenablement l’autre moitié de la population, dans les petites villes et notamment à Stepanakert où les étals des marchés fleurissaient de plantes, de délicieux légumes, de raisins gorgés de soleil, qui produisaient un vin sans pareil, et, en ce moment de l’année, de délicieuses grenades dont une large part était expédiée en Arménie. Sur les marchés, des dames le plus souvent âgées, au visage tanné par la vie au grand air et buriné par les années – et trois guerres, où elles avaient immanquablement perdu des proches – vendaient herbes, fruits et légumes, mais aussi des pickles ou des poivrons grillés en bocaux, des cornichons en saumure, et le meilleur miel de la terre, toujours avec le sourire. Au milieu de la nuit, dans les villages les plus reculés, dont personne ici ne connaît ni le nom, ni l’existence, les hommes avaient chargé les vieilles Ladas qui roulaient encore sans faillir, dans le coffre, sur le toit, afin de gagner Stepanakert. Ladas et Volgas soviétiques, papikner, tatikner, grand-mères chargées d’ans, tous trouvaient à s’employer et restaient fort utiles et respectés, afin de contribuer à gagner la vie de leur famille et de transmettre leur expérience ancestrale de la terre et de ses fruits.

 

D’une certaine manière, cette population rurale avait réussi, tant bien que mal, à traverser le blocus de neuf mois imposé par l’Azerbaidjan dans l’indifférence générale. Certains de ces agriculteurs, selon leur emplacement géographique, n’ont cependant pu produire, car depuis la cession des territoires de la zone-tampon en novembre et décembre 2020, vignes, vergers et pâturages se sont souvent trouvés subitement à la frontière entre l’Artsakh et l’Azerbaidjan, à portée de tirs azéris. Certains champs n’ont pu être semés, ni récoltés, car les paysans étaient exposés à des tirs sporadiques d’intimidation, voire à des tirs délibérément dirigés contre eux, créant une légitime épouvante. Des éleveurs ont perdu du bétail, tué ou enlevé par des Azerbaidjanais. Toutes ces brimades, souvent mortelles et ignorées de tous, distillées tel un supplice chinois, avaient entamé le moral de la population, tandis que les pénuries alimentaires et les coupures de l'énergie étaient de plus en plus ressenties dans les villes, et non supplées à cause du blocus de Latchin.

 

Le tout, j’insiste, dans l’indifférence générale.

 

Qu’est-il advenu aujourd’hui de toutes ces personnes ? Je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces dames souriantes et joviales, entrevues au marché de Stepanakert, enchantées de me vendre quelques herbes à tisane, me prodiguant moultes recommandations dans leur dialecte des montagnes du Jardin Noir du Caucase, afin de juguler efficacement ma (mémorable) extinction de voix.

 

Où sont-elles aujourd’hui, et que font-elles ? Et qui se soucie d’elles ?

Crédit photo Anna Astvatsurian Turcotte

Crédit photo Anna Astvatsurian Turcotte

L’article de Siranush Sargsyan, la journaliste artsakhiote qui communiquait régulièrement des nouvelles du terrain sur les réseaux sociaux durant ces terribles journées de septembre 2023, vient de publier un article paru en anglais dans EVN Report, dont je vous propose ici la traduction suivie du lien, Les Cigognes de Ranchpar.

Siranush avait parlé du blocus, de l’attaque azerbaidjanaise, de l’exode, et maintenant elle raconte ces personnes déplacées, déracinées, dont l’histoire ne se préoccupera pas de retenir le nom.

 

Ranchpar est un village situé à une dizaine de kilomètres de Masis – ville performante dans l’accueil des réfugiés.

 

J’ai eu l’occasion d’observer avec le plus vif intérêt que certains villages sont une terre d’élection, ou plus exactement un espace aérien privilégié pour les cigognes. A Gaj, par exemple, localité située non loin de Ranchpar, chaque poteau électrique est habité par au moins une cigogne, voire une famille entière. Ces majestueux oiseaux ont construit de longue date des nids tissés de grossières mais solides brindilles, et souvent, je me suis demandé comment ces nids pouvaient traverser sans faillir les saisons, les pluies, la neige ou le soleil brûlant. Elles sont là, et nulle part ailleurs, dans les environs immédiats.

Crédit photo Arshak Rostomyan

Crédit photo Arshak Rostomyan

« Les cigognes qui tournoient au-dessus du village de Ranchpar descendent, à l’occasion, dans leurs nids, bâtis au sommet des poteaux électriques. Pour les personnes d’Artsakh, déplacées de force à la suite des guerres et qui ont trouvé refuge dans ce village, les cigognes ont une signification toute particulière.

 

Ranchpar est situé à dix kilomètres de Masis dans la région d’Ararat. La famille nombreuse de Rita Baghdasaryan, 42 ans, est l’une des nombreuses familles artsakhiotes réfugiées à Ranchpar. Rita est déplacée pour la seconde fois.

 

La composition démographique et ethnique de Ranchpar n’a pas toujours été homogène. Des Azerbaidjanais vivaient à Ranchpar, mais sont partis en Azerbaidjan au début du mouvement d’indépendance du Nagorno-Karabakh. De même, de nombreux Arméniens vivant en Azerbaidjan ont émigré vers l’Arménie. A cette époque, ce sont principalement des Arméniens de Bakou et de Gandzak/Ganja qui se sont installés à Ranchpar. Plus tard, en 2020, ils ont été rejoints par des personnes de leurs familles fuyant la guerre de 44 jours en Artsakh.

 

Rita a traversé quatre guerres au cours de sa vie.

 

« Nous avons perdu un proche dans chaque guerre, explique-t-elle. Mon père a été tué durant la première guerre [1988-1994, NDLT], ma mère, qui était malade, a été tuée par les Turcs [Les Azerbaidjanais, NDLA] pendant la guerre des 44 jours, et mon frère vient d’être tué lors de cette guerre toute récente.»

 

Cependant, cette guerre était la plus horrible, ajoute-t-elle. « Toute ma famille combattait. Il n’y avait aucun moyen de communication, et nous n’avions de nouvelles de personne », explique Rita qui fait surtout référence à son fils qui était dans l’armée. Son unité a été encerclée pendant cinq jours, et ils n’avaient aucune information à son sujet.

 

Mais Rita, mère de six enfants, avait des préoccupations supplémentaires. Trois de ses enfants se trouvaient à l’école quand les bombardements ont commencé [le 19 septembre 2023, NDLT], et, étant donné l’absence de communications, ils ont été portés disparus pendant plusieurs heures.

 

Pendant la guerre de 2020, les Baghdasaryan ont perdu leur foyer à Hadrut [l’une des premières localités prises par l’armée azerbaidjanaise après l’attaque du 27 septembre 2020, NDLT] et ont du louer un logement à Stepanakert. Mais cette guerre-ci a eu un impact bien plus traumatisant. « Nous avions déjà perdu notre foyer, mais au moins nous étions dans notre propre pays », dit Beglar, le mari de Rita. « S’il y avait une possibilité, je retournerais immédiatement là-bas, mais seulement si nous ne vivons pas avec les Turcs. Après autant de pertes, c’est impossible. »

 

La famille s’emploie à rénover par elle-même la maison délabrée qu’ils louent à un prix élevé. Ils ont reçu quelques fonds de la part du gouvernement, qu’ils consacrent à résoudre le problème de l’eau chaude. Mais la maison manque d’équipements ménagers essentiels.

 

« Beaucoup sont arrivés dans des véhicules spacieux, et ils ont préféré emmener des voisins ou des parents au lieu d’emporter leurs affaires. Il ressort de cela que pratiquement tous ont besoin de matelas, de couvertures, d’équipements ménagers. Nous essayons de collecter de tels articles par l’intermédiaire de bienfaiteurs, d’amis, d’habitants du village, de la municipalité, et nous les distribuons systématiquement, », dit Vahan Vardanyan, le maire du village. D’après M. Vardanyan, 356 personnes, soit 108 familles, ont trouvé refuge dans le village depuis la récente attaque azerbaidjanaise. L’école du village compte 54 élèves, tandis que 25 petits fréquentent l’école maternelle.

 

« En outre, ajoute M. Vardanyan, 108 personnes sont venus s’installer dans le village à la suite de la guerre de 2020. Eux aussi ont besoin d’assistance, mais la priorité actuelle est d’aider ceux qui ont été déplacés de force à cause des récentes violentes perpétrées par l’Azerbaidjan ». Il ajoute qu’apporter une aide matérielle n’est pas suffisant.  « Nous devons trouver un emploi pour nos compatriotes déplacés de force. »

 

Le fils des Baghdasaryan, qui a miraculeusement survécu à la guerre, a pris la décision de quitter l’armée et de travailler dans une boulangerie. Il était parvenu à cette décision pendant le blocus, quand il y avait des pénuries de pain. Il a déjà presque une année d’expérience dans ce travail. Mais le village ne dispose pas d’une boulangerie.

 

Le père exprime son espoir, en disant, « Si on nous aide, peut-être pourrons-nous un jour monter notre propre boulangerie où toute la famille travaillerait. Cela nous permettrait de construire une maison et de marier mon fils. » C’est ce rêve qui permet aux Baghdasaryan de tenir, eux qui ont par deux fois perdu leur foyer et ont été contraints de repartir de zéro.

 

Greta Vardanyan, 80 ans, a également trouvé refuge à Ranchpar après la guerre de 2020, quand elle était partie du village de Hin Tagher près de Hadrut.

 

Greta vit avec son mari et sa belle-sœur Karine Shadyan. Malgré le fait qu’elle réside dans ce village depuis trois ans, ils ont de nombreux problèmes non encore résolus, et de nouveaux problèmes ont surgi. A cause de la récente agression de l’Azerbaidjan et la perte de l’Artsakh, ils ne peuvent plus recevoir leur pension de retraite, ce qui était le seul moyen de payer leur loyer.

 

« J’ai travaillé toute ma vie comme maîtresse d’école dans mon village, et maintenant on ne me paye même pas une pension. Comment vais-je vivre ? » demande Greta. Il lui est très pénible de se remémorer son départ du pays natal qu’elle n’avait jamais quitté auparavant. Elle fait appel au poète Avetik Isahakyan pour exprimer sa nostalgie et son chagrin : « Ils ont pris mon Artsakh bien-aimé, ils m’ont blessée et me l’ont ôté. Quel monde méchant. Ils l’ont déchiré, ils ont pris mon cœur. J’aimais mon village, mon pays, Hadrut, mon paradis. »

 

Greta s’est efforcée de garder mémoire de la guerre en tenant un journal. « Nous vivions en paix, se rappelle-t-elle ; septembre est le mois des récoltes, et nous nous préparions pour l’hiver. Nous avions ramassé des tonnes de pommes de terre, de haricots, récolté du miel, des légumes cultivés nous-mêmes, et il restait encore beaucoup de légumes à ramasser dans les potagers, qui n’ont pas été récoltés. »

 

La famille de Karen Sargsyan, composée de sa femme, leur six enfants et la belle-mère de Karen, a été déplacée de force de Kolkhozashen et a trouvé refuge à Ranchpar. Ils paient actuellement 120 000 drams de loyer par mois, en échange d’une maison délabrée. Karen ne peut travailler en raison de son handicap. Sa femme est la seule en mesure de gagner sa vie pour toute la maisonnée. Elle travaille donc dans une pisciculture où les salaires sont versés pour chaque jour travaillé.

 

« Nous avons laissé la porte ouverte et sommes partis dans le camion du voisin, se rappelle la femme de Karen. Nous n’avons rien emporté avec nous, hormis les papiers de mon fils qui a été blessé pendant la guerre. Nous avons tout brûlé, y compris ses uniformes et médailles militaires, car j’avais peur qu’ils fassent du mal à mon fils s’ils le trouvaient. »

 

La maison où ils habitent n’a pas de salle de bains [et quand on dit salle de bains dans les campagnes arméniennes, cela signifie également les WC, NDLT]. Ils ont besoin de divers objets essentiels, une machine à laver, un réfrigérateur et de la literie. Karen parle avec un grand respect d’un de ses voisins, qui a laissé derrière lui toutes ses affaires personnelles, pour pouvoir transporter ses compatriotes, y compris eux-mêmes. L’exode forcé de cinq jours de Kolkhozashen à Ranchpar a été une épreuve particulièrement dure. Ils ont passé la nuit dans le camion, à Stepanakert, puis ils ont mis trois jours pour parvenir à Goris, et ont fini par arriver à Ranchpar où des parents à eux sont installés depuis les années 1990. Karen a perdu tout espoir de retourner dans son pays. Même les promesses de garanties de sécurité émanant de la communauté internationale ou de toute autre autorité ne pourront le convaincre à retourner en Artsakh. « J’ai encore du mal à croire que j’ai réussi à sauver mes enfants. Bien sûr, si tout le peuple d’Artsakh retourne là-bas, j’irai aussi. Mais maintenant, cela semble impossible, » dit le père de six enfants.

 

Pendant la guerre de 2020, Lilit Aghabekyan, 28 ans, et sa famille, ont été également déplacés d’Artsakh et relogés à Ranchpar. Ils ont quatre enfants. La famille gagne sa vie uniquement grâce à ses serres, qui sont cependant en mauvais état et auraient besoin d’être rénovées. Mais ils n’ont pas les moyens de le faire. Ils ne perçoivent aucune allocation pour leurs enfants. Pour tenter de créer une source de revenus supplémentaires, Lilit et sa belle-mère font les fameux pickles de Hadrut. « Tout est différent, ici. Même les fruits ont un goût différent, » dit Lilit.

 

Lilit confie que ses enfants portent toujours les stigmates de la guerre. « Trois ans ont passé, mais ils n’ont pas oublié les scènes de guerre. Je ne peux qu’imaginer l’expérience traversée par ceux qui ont vécu le blocus de neuf mois, la guerre la plus récente, et cette déportation », dit Lilith. Elle pense à haute voix, « Peut-être est-ce une bonne chose que nous soyons partis plus tôt. »

 

La photo du Monastère Kataro à Dizapait est accrochée au mur. Kataro[vank] était considéré comme le symbole de Hadrut. Nous voulions avoir quelque chose de Hadrut dans notre maison, c’est pour cela que nous l’avons accroché ici, » dit Lilit. Elle tente toujours de surmonter la perte de Hadrut, sa ville natale, et de tout l’Artsakh. « Nous sommes toujours à Hadrut par la pensée, chaque jour qui passe. Même si nous sommes bien ici, notre foyer est là-bas. »

 

Les cigognes tournoient dans le ciel au-dessus de Ranchpar. Il n’y avait pas de cigognes à Tomi, Hin Tagher, ni à Kolkhozashen. Les Arméniens d’Artsakh, cependant, espèrent toujours que, comme les cigognes, ils retourneront un jour dans leur pays, en Artsakh. »

 

Siranush Sargsyan, EVN Report.