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Le blog de Gloria : Of War and Peace
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Effi Briest

Effi Briest

©️Rainer Werner Fassbinder, Hanna Schygulla dans le rôle d'Effi

©️Rainer Werner Fassbinder, Hanna Schygulla dans le rôle d'Effi

Effi Briest, publié en 1895 par épisodes dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, devient, sous forme de livre, un véritable succès éditorial. Fontane est alors âgé de 77 ans. Il meurt deux ans plus tard, après avoir publié son ultime roman, Der Stechlin.

La tentation serait forte de comparer Effi Briest à Madame Bovary, lui-même un grand succès auréolé de scandale en 1856, lorsque Flaubert n’a que 35 ans, ou à Anna Karénine, de Tolstoi – un second succès, qui paraît en 1877, lorsque l’écrivain russe a déjà fait connaître et apprécier Guerre et Paix, en 1867. Effi Briest s’inscrit, certes, dans un contexte de romans de la vie conjugale, car Fontane a déjà puisé aux sources des Wahlverwandschaften de Goethe lorsqu’il a écrit, en 1882, L’Adultera.

Theodor Fontane, né en 1819 à Neuruppin (Brandenburg), descendant de Huguenots ayant fui la France après la révocation de l’Edit de Nantes, fils de pharmacien, est naturellement destiné à succéder à son père. Il a certes appris et exercé son art, mais il a aussi très tôt manifesté sa prédilection pour l’écriture à laquelle il se consacre désormais à plein temps à titre de journaliste : poésies, nouvelles, romans, mais aussi récits et reportages de guerre et traités historiques, et même un guide méticuleux d’incursions en Mark Brandenburg, région dont il est originaire. Fontane laisse, chez les germanistes, le souvenir d’un écrivain discret, voire austère, mais très prolifique. Il est tout comme Theodor Storm ou Gottfried Keller, l’un des phares du réalisme bourgeois – Bürgerlicher Realismus – cette période du 19ème siècle qui voit émerger des auteurs matures, aux antipodes des jeunes passionnés du Sturm und Drang.

Effi Briest est connue de quelques happy few, mais aussi de générations entières de lycéens allemands plus ou moins enthousiasmés par cette lecture obligatoire. Une phrase-culte, récurrente chez le père d’Effi, mais lourde de sens, reste cependant dans toutes les mémoires germanophones : « Das ist ja ein weites Feld ».

L’histoire est très simple, mais non simpliste. Elle repose, d’ailleurs, sur un fait divers réel dont elle ne diffère que peu. Effi, une jeune fille de bonne famille, encore adolescente, est fiancée en à peine deux heures, puis mariée, au Landrat Geert Baron von Instetten âgé de 38 ans. Il est un amour de jeunesse, soupirant autrefois malheureux, de Luise von Belling, la mère d’Effi, qui lui a préféré le Ritterschaftsrat von Briest, son époux, bien plus âgé que Geert, mais qui disposait d’une situation bien assise, contrairement au jeune officier Instetten.  Instetten présente bien, il est de bonne composition mais très vite le mariage s’avère insatisfaisant pour Effi, car Geert, préoccupé par sa carrière et son ascension sociale, tend à souvent s’absenter et négliger sa jeune épouse, et la petite ville côtière de Kessin – on reconnaît Swinouscie, ville polonaise sur la côte balte – n’offre guère de distractions. Effi, belle et esseulée, succombe à la tentation d’une liaison éphémère avec le Major von Crampas, un séducteur notoire. Mais la mutation d’Instetten à Berlin met fin à cette relation.

Six ans plus tard, le baron von Instetten découvre par hasard quelques lettres de Crampas adressées à Effi, à l’époque de leur liaison. Instetten réagit par des mesures brutales : il provoque Crampas en duel, le tue, et divorce d’Effi, qui se retrouve bannie et indésirable en société – même sa propre mère lui signifie des mesures d’ostracisme. La petite fille du couple, restée avec son père, est autorisée à rencontrer sa mère une fois, mais Effi constate que la fillette, qui a grandi, subit l’influence de son milieu et se comporte avec Effi en étrangère. Cette dernière, de santé fragile, voit son état nerveux et physique empirer, et c’est son médecin qui convainc les parents Briest d’accueillir leur fille chez eux. Malgré un temps de rémission, la jeune femme s’éteint, non sans avoir signifié son pardon à son ex-époux.

Cependant, sous la plume discrète et délicate de Theodor Fontane couvent des sujets brûlants et des sentiments exacerbés : le caractère passionné d’Effi et celui, plus mesuré, d’Instetten, un homme pétri des valeurs de son milieu et de l’époque bismarckienne. Son sens de l’honneur, d’un honneur viril et de la fierté masculine – quoi qu’il en coûte, et non uniquement à Effi. Une société figée, où tout « pas de côté » semble impossible, mais où l’on subodore, non sans une certaine hypocrisie, combien ce cadre strict semble parfois s’effriter.

Mais l’examen du texte, qui est, dans ses chapitres d’exposition, pain bénit pour les professeurs de littérature allemande, car foisonnant d’images, de symboles et d’intéressants procédés narratifs, révèle un non-dit, ou plus exactement une symbolique aisément décodable dans le cadre d’une lecture psychanalytique, freudienne certes, mais aussi lacanienne.

©️ Office de tourisme Neuruppin (Allemagne)

©️ Office de tourisme Neuruppin (Allemagne)

Effi

L’incipit du roman présente une adolescente enjouée, fantasque, vive et débordante d’énergie, qui semble ne pas se résoudre à sortir de l’enfance. Elle ne peut tenir longtemps en place et paraît contrairement à sa mère absorbée dans la réalisation d’un ouvrage de dames, ne savoir se concentrer longtemps sur sa broderie. Qualifiée par sa mère comme une « Tochter der Luft » (chapitre 1), une fille de l’air, qui a le goût du risque, elle est « ein Naturkind », un enfant de la nature, tel que la décrit Briest, (chapitre 5) un mélange très particulier et donc potentiellement explosif « Sie ist überhaupt ein ganz eigenes Gemisch » (chapitre 5) observe la mère d’Effi.

Effi est très épanouie dans ses relations avec ses camarades de jeu, les jumelles Herta et Berta, et Hulda, la fille du pasteur, au nom très prophétique et aux phrases sentencieuses et bibliques. Car Effi, âgée de 17 ans au début du roman, et lors de la visite du baron von Instetten, est finalement encore une petite fille vêtue d’une marinière, comme un « midshipman », ce qui lui prête une apparence à la fois enfantine et androgyne. Elle s’élance sur une balançoire, met en scène l’immersion funèbre d’un paquet de peaux de groseilles alourdi d’une pierre dans l’étang, ce qui suscite chez Hulda la réminiscence d’une funeste légende ottomane contée par l’un de leurs professeurs.

Le premier chapitre est composé d’une description des lieux : une maison de maîtres dans un village paisible de Brandenburg, l’idyllique Hohen-Cremmen, des volées d’escalier en pierre inondées de soleil mais qui projettent leurs omineuses ombres sur le jardin et les parcs, une place circulaire, un cadran solaire, des massifs floraux, le cimetière voisin et une calme campagne bucolique et arborée, tout évoque à la fois un paradis enfantin sur le point d’être perdu à jamais, et un lieu protecteur que déjà effleurent de menaçantes ombres. De rieuses adolescentes se distraient et évoquent non sans humour, le monde des adultes : Madame von Briest, l’imminente arrivée d’un presque inconnu au nom étrange, Geert Baron von Instetten, un nom voué à l’extinction, mais un prénom évocateur des solides troncs d’arbres de la forêt germanique. Un trentenaire d’une politesse appréciable, très digne, très respectueux des convenances et bonnes manières, autrefois prétendant déçu à la main de Luise, née von Belling. Quelques remarques d’Effi racontent cette idylle passée, la beauté de Madame von Briest âgée, comme le baron, de 38 ans, la spontanéité d’Effi et la réprobation biblique de Hulda… tout, dans ce chapitre, évoque, contient, à mots à peine couverts, le récit à venir.

Le second chapitre poursuit cette exposition du roman : Instetten arrive en avance, Effi n’a pas le temps de troquer sa marinière contre une robe plus formelle et plus féminine, ni de se recoiffer, et d’ailleurs sa mère lui conseille de « rester telle qu’elle est », cela semble plus spontané, plus naturel car, finit-elle par avouer, non sans un certain embarras, qu’Instetten est venu demander la main d’Effi. En quelques mots sobres et concis, Luise von Briest expose l’avantage d’une telle union : Instetten est un homme de caractère et de bonnes moeurs, qui jouit d’une situation stable. A vingt ans, prédit Luise, Effi occupera une position que d’autres n’atteignent qu’à quarante ans. Ces remarques de Mme von Briest sont ambivalentes : elle insiste, après une rapide réflexion, sur l’apparence naturelle, innocemment sensuelle et encore enfantine de sa fille – qu’elle voit comme un prolongement d’elle-même qui n’a pu épouser Instetten – destinée à plaire à cet homme à la fois poli et policé, martial et bien inséré dans la société, promu à un bel avenir. Si nous considérons ce passage édifiant, nous décelons une certaine ambiguïté sous-jacente. Madame von Briest a-t-elle oublié ses anciennes amours irréalisées avec von Instetten ? Suggère-t-elle implicitement à sa fille d’accomplir ce qui lui a été autrefois refusé ?    

Etrangement, au moment même où le baron, un homme brun, svelte, au maintien militaire, s’incline cérémonieusement vers la jeune fille, résonne par une fenêtre ouverte le cri insouciant des jumelles rousses, rieuses et gloussantes telles des collégiennes, « Komm, Effi, komm ! », cri prémonitoire par la suite.

Sous l’apparente raideur prussienne d’une écriture précise mais poétique se manifeste un foisonnement d’images et de non-dits suggérés avec délicatesse. A nous, lecteurs, est confié le soin d’interpréter et de rattacher ces images, ces propos ébauchés, à tout ce qui suivra.

Effi semble considérer cette demande en mariage avec une certaine hauteur teintée d’un pragmatisme naïf. A la question de Hertha qui s’enquiert si Instetten est celui « qui convient », Effi rétorque « Gewiß ist er der Richtige. Das verstehst du nicht, Hertha. Jeder ist der Richtige. Natürlich muß er von Adel sein und eine Stellung haben und gut aussehen.” (chapitre 3) Effi exprime ici spontanément dans ses propres critères une indéniable conscience de classe qui exclut toute autre considération, et exclut également son amie roturière « qui ne peut pas comprendre » : tout d’abord être noble, avoir une situation professionnelle et, ensuite seulement, avoir bonne mine, l’air bien, bien paraître.

Dans les temps qui précèdent la cérémonie et le voyage de noces du couple en Italie, Effi semble se défaire de son insouciance enfantine. La correspondance assidue échangée avec son fiancé la place dans un autre monde, un monde différent de celui qu’elle s’apprête à quitter. Dans ses dialogues avec sa mère, dans les conversations de cette dernière avec son mari, transparaissent ses propres aspirations parfois fantasques, mais aussi les appréhensions des parents qui s’interrogent sur l’union imminente de leur fille avec leur futur gendre. Ces conversations spontanées, relatées au discours direct – on a parfois reproché à Fontane de beaucoup recourir aux dialogues – dans un style peu ampoulé, étonnamment actuel, voire parfois familier, laissent entrevoir les appréhensions, les pressentiments.

Une lecture psychanalytique du texte permet de déceler un sens caché à des éléments apparemment anodins. Quand Mme von Briest s’enquiert auprès d’Effi sur le cadeau de mariage que ses parents souhaiteraient lui offrir – on a déjà veillé, lors d’une incursion à Berlin, sur la composition de son trousseau -, Effi répond sans réfléchir qu’elle voudrait un manteau de fourrure, car Kessin n’est, observe Luise, ni St Petersburg ni Arkangelsk, mais « c’est sur la route ». On sent ici l’attrait de l’Est, et, en extrapolant, de l’Orient à la fois mystérieux et glacial, mais quand sa mère objecte qu’Effi est trop jeune pour revêtir un manteau de fourrure, la jeune fille imagine vouloir un paravent japonais et une lampe – objets très prisés à l’époque, mais qui connotent une dimension à la fois mystérieuse, sensuelle, voire d’un érotisme inconscient et inexploré. L’attrait de l’Orient, orient inconnu mais aussi mystérieux, s’exprime ici pour la première fois, et suscite en Luise un certain embarras. « So müßt es ein japanischer Bettschirm sein, schwarz und goldene Vögel darauf, alle mit einem langen Kranichschnabel… und dann wieder auch noch eine Ampel für unser Schlafzimmer, mit rotem Schein. » (chapitre 4).

Luise se tait un instant, mais profère quelques recommandations à peine voilées sur la nécessité pour Effi de réprimer ses désirs qui, bien qu’innocents, risqueraient de la faire apparaître mal élevée aux yeux des habitants de Kessin, une petite ville où les commentaires vont bon train « wo manche sagen, und noch was Schlimmeres » (chapitre 4). Ce chapitre est conclu par quelques observations prémonitoires – certains critiques en ont parfois souligné la trop grande visibilité. « Die Wirklichkeit ist anders, und manchmal ist es gut, daß es statt Licht und Schimmer ein Dunkel gibt.”(ibidem). Plus inquiétante en revanche est la crainte qu’Effi resent devant son futur mari « Er ist so lieb und gut und nachsichtig für mich… aber ich furchte mich vor ihm. » (ibidem).

Le voyage en Italie est non tant un voyage d’amoureux qu’un voyage culturel – Instetten, se plaisent à observer les lycéens allemands, se comportent comme un Oberlehrer, un professeur de lycée mû par le souci d’instruire, d’édifier lors d’interminables visites de musées.

L’arrivée à Kessin, un froid jour de novembre, contraste sévèrement avec la douceur des fins d’après-midi méditerranéennes. Je n’imagine que trop bien pour les avoir éprouvées là-bas les sensations de froid, d’humidité et de brume habituelles en cette saison dans la ville côtière de la Baltique, et l’austérité de journées de plus en plus courtes dans une pénombre quasi permanente. Durant le trajet, Instetten s’efforce avec bienveillance de brosser un aperçu des personnes qu’Effi rencontrera : un aubergiste polonais sympathique mais « peu fiable », prêteur à taux d'usure, ce que même les Polonais ne font pas, explique le nouveau marié. Le pharmacien, un homme original, et quelques notables. Kessin ressemble à l’une de ces localités où la torpeur hivernale n’est interrompue que par le flux (relatif) des touristes attirés par la cité balnéaire en été. En bref, il ne s’y passe rien.

La maison des Instetten n’est pas un nid d’amour, mais une demeure hantée par un mystérieux Chinois que le baron a déjà évoqué lors de leur trajet. Qui était-il ? L’amant de la fille d’un capitaine, jeune femme qui a disparu avant son mariage ? Cette sombre histoire est récurrente dans tout le récit, et des critiques ont observé que ce Chinois anonyme est évoqué dans 24 chapitres sur les 36 que compte le roman. Ce Chinois, objet de maints travaux universitaires, préfigure-t-il le malheur à venir, ou n’est-il qu’une obsession récurrente et tenace dans l’esprit d’Effi, au point que des cauchemars interrompent son sommeil ? Ou cette étrange affaire symbolise-t-elle l’Orient, inconnu, et l’exploration mystérieuse mais refoulée de la sexualité dont il n’est, en réalité, jamais question dans ces pages ? Ou est-ce là encore une allusion à des faits futurs ?

Quand Instetten s’éloigne d’Effi pour les besoins de son travail, celle-ci est dévorée par sa peur obsessionnelle des fantômes du lieu, peur attisée par Johanna la domestique, par l’étrange femme de Kruse, le cocher et homme à tout faire, et sa poule noire, mais aussi par Instetten lui-même qui se refuse à rénover les pièces de l’étage supérieur d’où semble provenir de mystérieux frottements. Effi attend désormais un enfant, mais elle n’a pour ainsi dire pas d’amis, à l’exception du bienveillant et paternel Gieshübler, le pharmacien cultivé et original – un clin d’œil de Fontane à lui-même, qui résida avec ses parents sous l’immense toit de la pharmacie de Swinemünde, maintenant Swinouscie. L’apothicaire reçoit des artistes et organise des soirées, et ne manque jamais d’écrire quelques lignes à Effi pour accompagner des coupures d’articles de journaux ou quelques chocolats. Le second ami indéfectible d’Effi est Rollo, le chien Terre-Neuve fidèle et bienveillant, qui s’attache à la jeune femme dès le premier jour, puis Roswitha, la bonne d’enfants qu’Effi engage spontanément à son service pour s’occuper d’Annie, et entre, implicitement, dans les secrets d’Effi.

On a constaté chez Fontane la signifiance des descriptions des lieux qui sont une part essentielle de sa poétique narrative. Des lieux fictifs représentent des endroits réels, mais l’environnement reflète les pensées intimes des protagonistes, préfigurent des événements à venir, ce qui est souvent souligné par des éléments météorologiques. La description de la résidence des Briest dès le premier paragraphe du premier chapitre contient en germe tous les éléments signifiants ultérieurs du récit, mais l’évocation tout aussi précise de la demeure des Instetten à Kessin offre un parfait contraste avec la maison de Hohen-Cremmen. Après une période d’adaptation – ou plutôt de non-adaptation, on s’aperçoit qu’Effi manque d’air dans cet espace plus restreint, plus sombre. La vieille maison à colombages n’a guère été rénovée au cours des décennies, et Instetten se refuse à aménager l’étage supérieur. On imagine aisément comment cette toute jeune femme peut se sentir écrasée, voire menacée par un environnement vieillot et obscur, un cadre de vie certes adapté aux conditions climatiques de la côte balte balayée par les vents et les tempêtes.

Ecrasée par son environnement et par la société qui l’entoure dans laquelle elle ne sait trouver sa place, elle ne parvient pas à se créer des relations. Rien ne vient équilibrer sa vie et ses pensées toutes focalisées sur les bruits, les frottements, le Chinois. Quand Instetten s’absente, ou est retardé par ses obligations, Effi demande à Johanna la servante de dormir dans sa chambre afin de lui tenir compagnie. Mais la limite entre le service et l’intrusion est ténue, car nous comprenons au fil du récit que Johanna se rêve en Madame von Instetten, et que les peurs d’Effi lui confèrent une forme d’autorité, voire un ascendant sur la jeune baronne.

Instetten lui-même n’est d’aucun secours à son épouse. Tout entier consacré à ses devoirs professionnels et à son ambition, il ne réalise pas, ou feint de ne pas réaliser l’état émotionnel de sa femme. Consciemment ou non, il distille en elle la peur et la maintient dans un état de dépendance enfantine. Il n’apporte aucune solution, mais se contente, d’une manière paternaliste, voire condescendante, de faire la leçon à Effi.

Ich bin ein Mann im Dienst. Ich kann zum Fürsten oder zur Fürstin nicht sagen: Durchlaucht, ich kann nicht kommen, meine Frau ist so allein, oder meine Frau fürchtet sich.

Chapitre 10

Dans ce cadre conjugal, familial et social rigide, toute nouveauté est bienvenue pour rompre la monotonie des jours d’Effi. Quand von Crampas fait son apparition dans la petite cité provinciale, précédé d’une notoriété de séducteur, Effi ne s’attarde pas initialement sur cette arrivée. Mais elle évoque néanmoins le major dans un courrier à sa mère, en précisant que le nouveau Landesbezirkswehrkommandeur est connu pour ses frasques extra-conjugales, dont l’une d’entre elles lui a valu d’être blessé lors d’un duel. Son épouse – qui n’est pas « bien née », souffre de mélancolie chronique et il est difficile de communiquer, a fortiori de s’entendre avec elle. Ce fringant quadragénaire, plus âgé que le baron, est père de deux jeunes enfants. En outre, il est un camarade d’armes de Geert lors de la guerre de 1870 sur le front de France, ce qui a créé des liens d’une indélébile amitié et prédispose tout naturellement les deux hommes à entretenir des relations. C’est donc tout naturellement que Crampas, qui a par-devers lui jeté son dévolu sur la jeune et belle femme d’Instetten, se rapproche du couple et effectue de nombreuses promenades à cheval en la compagnie des époux, tout d’abord en présence de Geert, mais peu à peu, en son absence.

Effi trouve en le major un homme cultivé, qui a beaucoup lu et beaucoup goûté à la vie, et dont l’âge – 45 ans - et l’expérience lui confèrent une certaine hauteur d’esprit. Contrairement à Instetten, Crampas semble disposer de son temps à sa guise, pourvu que sa mission sur place soit remplie. Autant Instetten est prisonnier volontaire d’un carcan de lois, d’habitudes, d’obligations, autant Crampas est ouvertement transgressif. Quand il accompagne, avec son propre aide de camp, Effi sous le chaperonnage du cocher Kruse requalifié pour la circonstance, il offre à la jeune fille, qui s’étiole dans sa demeure hantée et exigüe, l’ivresse de l’air marin et des grands espaces, et lui ouvre les portes d’un autre monde.

En effet, deux sentiments, deux émotions ou états d’esprit animent Effi dans tout le roman : le besoin de respirer, d’être au grand air vs l’étouffement des espaces fermés et de la société fermée. Le mot Luft est récurrent au fil de tout le récit, et jusqu’à son dernier souffle Effi aura besoin d’air. Le second sentiment tout aussi prégnant est la peur, déclinée en crainte : Angst, Furcht, angst und bange sont, par exemple, des expressions maintes fois rencontrées dans le roman.

Effi, au moment de franchir le pas vers une relation extra-conjugale avec von Crampas oscille entre la crainte et l’attrait de l’interdit, la fascination de la transgression, ce qui vient répondre, d’une certaine manière, à son intérêt obsessionnel pour le fameux Chinois et les pièces inoccupées du second étage. La nature, la neige, le retour en traineau après une excursion à l’extérieur symbolisent de manière éloquente l’acte en lui-même.

Effi schrak zusammen. Bis dahin waren Luft und Licht um sie her gewesen, aber jetzt war es damit vorbei, und die dunklen Kronen wölbten sich über ihr. Ein Zittern überkam sie, und sie schrob die Finger fest ineinander, um sich einen Halt zu geben. (...) Sie fürchtete sich, und war doch zugleich wie in einem Zauberbann und wollte auch nicht heraus.

Chapitre 19

 

Fontane ne décrit jamais ici – comme dans Schach von Wuthenow, ouvertement le passage à l’acte, ni les relations entre les amants qui ne durent, d’ailleurs, qu’un bref instant puisque la mutation d’Instetten à Berlin vient mettre fin à cette digression. La voix narrative nous laisse toute liberté de comprendre ou de ne pas comprendre, d’interpréter, de déceler. Seul un ultime billet envoyé par Effi à Crampas au moment de son départ, et la présence de l’officier sur le quai lors du départ du bateau attestent de leur relation amoureuse.

De cet épisode ne subsistent que le sentiment de culpabilité d’Effi, qui exprime ouvertement devant son mari par un Gott sei Dank de soulagement son état d’esprit face à la perspective de quitter Kessin. Elle sait, d’ailleurs, remarquablement désamorcer toute méfiance chez Instetten qui malgré tout se doute de quelque chose, mais éloigne de lui d’un revers de main toute inquiétude inutile, quand Effi se déclare soulagée de quitter cette demeure hantée. (chapitre 21)

Fontane décrit avec une exactitude remarquable le cheminement de la culpabilité d’Effi : Ich habe die Schuld auf meine Seele (chapitre 24), le souvenir de Crampas et de sa liaison dont le souvenir finit par s’estomper. Le couple s’installe à Berlin – dans un appartement spacieux avec vue sur le Jardin Zoologique. Le soleil inonde ces parcs à la manière d’un bonheur conjugal réellement restauré. Les époux partent en voyage sur la côte balte, et à la suite d’une coïncidence onomastique, un village nommé Crampas, sur l’île de Rügen, Effi convainc Instetten de poursuivre leur périple vers le Danemark. Annie, entourée de Johanna et de Roswitha qui ont suivi la famille, grandit et se révèle aussi intrépide que sa maman. Cette dernière se trouve en cure à Ems en compagnie d’une Geheimsrätin plus âgée qu’elle, dont la réputation légère se murmure dans les salons. Mais six années ont passé, et tout s’est atténué.

C’est justement lors de cette absence d’Effi, que le baron von Instetten découvre par le plus grand des hasards –  romanesque concours de circonstances - une liasse de lettres et billets envoyés par Crampas à Effi. Ces messages ont été soigneusement conservés dans les profondeurs d’une boîte à ouvrages fermée à clé, que Johanna et Roswitha ont voulu forcer pour trouver un bandage à la suite d’une chute de la petite Annie. Intrigué par cette correspondance dont il parcourt quelques feuillets, Instetten comprend subitement tout.

Pourquoi Effi a-t-elle conservé ces lettres ? Pourquoi les domestiques ont-elles forcé la serrure de la boîte à ouvrages ? Certains ont critiqué ce qui peut sembler un artifice propre à relancer l’intrigue et hâter un fatal développement. La Geheimrätin Zwicker en séjour à Ems, friande de commérage, mais lucide sur la réalité des mœurs et l’hypocrisie de l’époque, exprime dans une lettre à une amie, avec bon sens son opinion « Wozu gibt es Öfen und Kamine? » (Chapitre 22) Mais Fontane s’est souvent appuyé sur des faits réels dans l’écriture de ses romans, et l’épisode de la boîte à ouvrages a réellement eu lieu dans la réalité lors de l'épisode tragique de la famille von Ardenne, sur lequel est basé ce roman. On peut d’une part objecter à ce manque de réalisme mais aussi tenter une lecture analytique de ce menu fait : Effi n’a pas détruit les lettres de Crampas car elle n’a pas pu détruire en elle ce qui pour d’autres – et pour Crampas – serait resté un simple épisode.

« Un éclair dans un ciel bleu ». Ainsi décrit très pertinemment le père d’Effi la foudre qui s’abat sur sa fille et son gendre, et par ricochet sur eux-mêmes. Effi est bannie par ses parents, par son mari qui intente une procédure de divorce. Effi est privée de sa fille qui lui est enlevée, et ostracisée par l’ensemble de la société. Instetten provoque Crampas en duel et le tue.

Effi est encore très jeune : elle n’a même pas 25 ans mais les événements lui ont apporté maturité mais aussi renoncement. Retirée dans une pension bourgeoise où nul ne lui pose de questions mais où chacun connaît la raison de son isolement, elle ne parvient pas, ipso facto, à nouer la moindre relation et finit par s’étioler. La rencontre fortuite d’Annie qui ne la connaît plus, et le rendez-vous consenti par Geert avec sa fille qui ne sait qu’une seule phrase, un véritable coup de poignard dans le cœur d’Effi « O gewiss, wenn ich darf ! » apprise par cœur, dictée par Geert avec le concours de Johanna, assène à Effi le coup de grâce.

Une fois encore, les ennuis de santé d’Effi s’aggravent. Elle souffre, et ce n’est pas un hasard, d’une condition pulmonaire que l’époque décrit comme « consumption », indéniablement accentuée par des troubles nerveux, résultant de sa situation. A cette soif de respirer, de s’épanouir, de se trouver au grand air « die Luft » est un leitmotiv du roman, répond la maladie pulmonaire, qui justement interdit à Effi de respirer. Le médecin, un homme âgé très perspicace, a décelé de longue date les tourments intérieurs de la jeune femme, et, instruit des circonstances présentes, en appelle aux parents Briest pour accueillir leur fille chez eux à Hohen-Cremmen.

La rémission d’Effi est de courte durée, mais le temps, dans sa maison natale, s’écoule dans une atmosphère paisible. Accompagnée de Roswitha qui lui est restée fidèle, elle semble jouir de chaque minute, de chaque détail du parc, de chaque promenade où le chien Rollo l’accompagne depuis que Roswitha a demandé, dans une lettre maladroite et touchante, à Instetten qu’il lui fût confié. Effi, de toute évidence, parcourt désormais un chemin de rédemption – non tant la sienne propre, que celle d’Instetten. Peu réellement aidée, ou inspirée par les propos du Pasteur Niemeyer, qui de toute évidence est dépassé par la situation mais risque malgré tout une certaine bienveillance consolatrice, Effi sait instinctivement que la réponse à son questionnement est en elle. Elle n’hésite pas à aborder avec une certaine fermeté auprès de sa mère les sujets cruciaux – tabous pour Madame von Briest. Sa déclaration quelques heures avant sa mort, hâtée par l’exposition nocturne à un air humide et à la brume, est poignante et éloquente. Elle vise à reconnaître ses torts sans pour autant se livrer à une auto-flagellation malsaine, mais elle réhabilite en son cœur et aux yeux du monde le baron von Instetten, tel qu’il est, malgré la décision qu’il a prise. Sa mère, sans nul doute représente « le monde », la société, « die Gesellschaft » dont sans cesse elle se réclame, que sans cesse elle invoque à la manière d’une idole venue remplacer Dieu.

De toute évidence, dans ses derniers propos si cruciaux et poignants aux portes de la mort, Effi n’a jamais été si grande et si lumineuse.

Laß ihn das wissen, daß ich in dieser Überzeugung gestorben bin. Es wird ihn trösten, aufrichten, vielleicht versöhnen. Denn er hatte viel Gutes in seiner Natur und war so edel, wie jemand sein kann, der ohne rechte Liebe ist.«

Fontane est réellement un écrivain discret, qui se saisit en ce roman d’une réalité complexe bien au-delà de l’approbation ou de la condamnation. Contrairement à des auteurs notamment anglais de son temps, il n’intervient pas, ou peu, dans la voix narrative, à l’exception d’une seule fois.

Arme Effi, du hattest zu den Himmelswundern zu lange hinaufgesehen und darüber nachgedacht, und das Ende war, daß die Nachtluft und die Nebel, die vom Teich her aufstiegen, wie wieder aufs Krankheitsbett warfen (...)

Bien sûr, sa compassion s’adresse ici à Effi, mais, en creux, à Instetten aussi, qui se découvre lui-même a posteriori artisan de son propre malheur. Le narrateur ne prend pas position, il raconte une histoire, et laisse au lecteur le soin de se faire une idée, ou de ne pas répondre finalement à une question qui, du reste, n’est pas posée.

 

Le personnage d’Instetten semble s’insérer parfaitement dans ce que fut la Prusse à certains moments de son histoire. Car Instetten, sans la Prusse, ne saurait être.

A 38 ans, Geert Baron von Instetten a déjà une carrière d’officier derrière lui. Il a étudié le droit et il ambitionne de gravir les échelons de la fonction publique d’Etat. Proche de Bismark, il doit faire ses preuves avant d’occuper des missions de conseiller dans les ministères. Son poste à Kessin n’est qu’un tremplin provisoire, mais le trentenaire désamorce l’ennui potentiel en se consacrant pleinement à sa tâche. Tout le reste n’est donc qu’anecdote. Il n’a plus de famille, hormis quelques cousins dans le Brandenburg. Lors de sa visite à ce qui lui reste de parenté, il vient très sérieusement demander la main d’Effi von Briest – la fille de Luise, avec qui il n’a pu, vingt ans auparavant, se marier, faute d’une situation satisfaisante pour la ravir à ses parents. Etrange démarche, penserions-nous, mais tout à fait plausible. L’amour, le coup de foudre, non pour autant absents des relations humaines, ne président pas en premier lieu à l’établissement d’unions stables et prospères. Rien ici n’est irréaliste, même si notre époque plus labile nous pousserait à hausser le sourcil. D’ailleurs, Effi ne s’émeut pas – passée une crainte initiale qu’elle ressent, qui fait écho à sa partie de balançoire quelques instants auparavant.

Instetten est prévenant, voire aimant, à sa façon. En se mariant, il souhaite tout simplement tisser autour de lui un cocon familial et perpétuer le nom des Instetten. Il n’est pas un homme malveillant, ni ouvertement ou consciemment sadique à la manière d’un Grandcourt dans Daniel Deronda de George Eliot. Tout au plus est-il, initialement, égoïste et carriériste. Il est observateur, décèle aisément toute fluctuation émotionnelle en Effi, mais… il ne répond pas aux sollicitations de la jeune femme notamment en ce qui concerne sa peur obsessionnelle dans cette maison hantée. Pire, il semble par moments se complaire dans son propre pouvoir, celui d’actionner le levier de la peur.  Il apparaît souvent comme un Oberlehrer, ou, ainsi que le suggère Crampas, « ein Erzieher », un éducateur. Il se vit probablement comme un Pygmalion qui veut éduquer, former, modeler Effi selon l’image qu’il souhaite obtenir d’elle. Il conserve dans son attitude une tendance condescendante, renforcée par l’énorme différence d’âge entre sa jeune épouse et lui-même. Mais devons-nous pour autant interpréter l’opinion de Crampas au pied de la lettre ? Car Crampas est non seulement l’ami d’Instetten, mais aussi un séducteur notoire, connaisseur de la gent féminine, « ein Frauenkenner », qui sait parfaitement déceler en Effi ses failles et répondre à ses demandes, en tenant les propos qu’elle a envie d’entendre.

Instetten n’est pas aveugle devant les circonstances. Il est conscient des dangers que représente Crampas pour Effi qui est, malgré sa récente maternité, encore peu mature et facilement enthousiaste. Il sait aussi pertinemment qu’il ne peut, et ne veut, d’ailleurs, se soustraire à ses obligations professionnelles. Ainsi laisse-t-il consciemment le champ libre à Crampas. Certaines critiques ont toutefois reproché à Instetten d’avoir, non seulement par son comportement, mais aussi par ses absences réitérées, favorisé la liaison entre son ami et sa femme, en permettant au couple de faire de longues promenades à cheval sous la seule garde de deux domestiques reconvertis en aides de camp, sachant pertinemment qu’à travers leurs conversations – car Crampas est cultivé, il a de l’expérience, et il sait répondre aux attentes non exprimées d’Effi – une relation, immanquablement, serait tissée.

Jusqu’au dernier moment ce fameux Gott sei Dank, un cri du cœur d’Effi, et même après qu’Effi ait sciemment rompu les amarres avec Kessin, Instetten traverse de fugitifs moments de doute, mais le temps fait son œuvre avec succès.

La lecture des lettres et billets cachés dans la boîte de couture fait pour Instetten l’effet d’un éclair dans un ciel non totalement bleu. Il apporte, longtemps après, une explication aux vagues craintes, qu’il avait nourries. Tout s’explique – en particulier ce Gott sei Dank -, l’obstination d’Effi à ne plus revenir à Kessin, prétextant une indisposition, et maints petits signes autrefois observés.

Le Geheimrat Wullersdorf invite avec tact et délicatesse son ami à se ressaisir. Et d’ailleurs, très peu de choses suffiraient à faire vaciller Instetten s’il n’était pas autant pétri de certitudes.

Ich liebe meine Frau, ja, seltsam zu sagen, ich liebe sie noch, und so furchtbar ich alles finde, was geschehen, ich bin so sehr im Bann ihrer Liebenswürdigkeit, eines ihr eigenen heiteren Scharmes, daß ich mich, mir selbst zum Trotz, in meinem letzten Herzenswinkel zum Verzeihen geneigt fühle.«

Chapitre 27

Le traumatisme est énorme. Il vient détruire en un instant l’univers bien agencé, bien ordonné, bien huilé de la vie d’Instetten. Le terme « Ordnung » est également très récurrent dans le récit. Cette découverte, non seulement frappe le désormais Geheimsrat de plein fouet, mais elle met en jeu son honneur. Le mot Ehre, lui aussi récurrent, l’honneur, vertu enracinée au fond de l’âme prussienne, cet honneur inhérent à l’armée, pivot essentiel de la nation. (La Prusse, c’est une armée qui dispose d’un pays, et non seulement un pays qui dispose d’une armée, fait dire en substance Fontane au Prince Louis-Ferdinand dans Schach von Wuthenow). L’honneur est militaire, mais il est aussi masculin et viril. Instetten souffre non seulement de l’infidélité de sa femme, sur laquelle il fermerait les yeux, car après tout ce sont des faits anciens, si son honneur n’était pas, doublement, triplement ébranlé à ses yeux et à ceux de la société. Crampas est un frère d’armes, qui ont combattu côte à côte en France en 1870 et ceci est un lien indélébile. Mais Crampas vient de bafouer l’honneur d’Instetten aux yeux de la société tout entière.

Man ist nicht bloß ein einzelner Mensch, man gehört einem Ganzen an, und auf das Ganze haben wir beständig Rücksicht zu nehmen, wir sind durchaus abhängig von ihm. Ginge es, in Einsamkeit zu leben, so könnt ich es gehen lassen; ich trüge dann die mir aufgepackte Last, das rechte Glück wäre hin, aber es müssen so viele leben ohne dies 'rechte Glück', und ich würde es auch müssen und – auch können. Man braucht nicht glücklich zu sein, am allerwenigsten hat man einen Anspruch darauf, und den, der einem das Glück genommen hat, den braucht man nicht notwendig aus der Welt zu schaffen. Man kann ihn, wenn man weltabgewandt weiterexistieren will, auch laufen lassen. Aber im Zusammenleben mit den Menschen hat sich ein Etwas gebildet, das nun mal da ist und nach dessen Paragraphen wir uns gewöhnt haben, alles zu beurteilen, die andern und uns selbst. Und dagegen zu verstoßen geht nicht; die Gesellschaft verachtet uns, und zuletzt tun wir es selbst und können es nicht aushalten und jagen uns die Kugel durch den Kopf. Verzeihen Sie, daß ich Ihnen solche Vorlesung halte, die schließlich doch nur sagt, was sich jeder selber hundertmal gesagt hat. Aber freilich, wer kann was Neues sagen! Also noch einmal, nichts von Haß oder dergleichen, und um eines Glückes willen, das mir genommen wurde, mag ich nicht Blut an den Händen haben; aber jenes, wenn Sie wollen, uns tyrannisierende Gesellschafts-Etwas, das fragt nicht nach Scharm und nicht nach Liebe und nicht nach Verjährung. Ich habe keine Wahl. Ich muß.«

Chapitre 27

 

Personne ne s’étonne de ce qu’éprouve Madame von Crampas, qui subit les frasques de son mari, et a fort probablement stoïquement résisté à toutes ces atteintes en les somatisant sous forme de dépression.

Personne – sauf Wullersdorf, le collègue et ami d’Instetten à qui ce dernier demande d’être témoin lors du duel où il compte provoquer Crampas, personne ne se pose la question du devenir d’Effi, désormais embarrassante dans le grand monde berlinois et provincial. Instetten est enferré dans ses certitudes, même s’il intègre le risque que présente un duel – pour Crampas, et pour lui-même. Mais après avoir soupesé les arguments de son seul ami désormais, témoin du duel mais dépositaire de cette triste histoire, il agit avec une froideur et une détermination implacable, et prend méthodiquement les mesures qui s’imposent à lui.

A aucun moment, le texte ne fait état de quelconque conversation entre Instetten et Effi, condamnée avant d’avoir été jugée. Nous pouvons simplement imaginer la brutalité épistolaire du Geheimsrat qui s’adresse en premier lieu, par courrier, aux parents Briest. La froideur de ce passage n’est pas sans rappeler Angel Clare, confronté à l’histoire de Tess et sa relation précédente avec Alec D’Urberville – non consentie, fort probablement, même si Thomas Hardy n’est pas totalement explicite à ce sujet. Instetten se bat en duel, purge une peine de prison, est libéré – ainsi qu’il est d’usage à cette époque. Sans nul doute, l’incarcération du noble haut-fonctionnaire est une période de purification et de tentative de rédemption, dont témoigne sa discussion avec son collègue. Angel Clare, qui a préféré partir au Brésil, évitant de tenter de comprendre le contexte de Tess, est dans une prison mentale, mais une maladie tropicale et l’intervention bienveillante d’un compatriote anglais va déclencher en lui une prise de conscience salutaire. Malheureusement, ce n’est pas le cas d’Instetten qui – sur conseil de son ami – surmonte ses remords et ses frustrations en les refoulant, et tente de continuer à vivre, tandis que la femme « perdue » (Tess/Effi) est morte désormais.

Le récit est élaboré depuis la perspective d’Effi, même s’il est entrecoupé de conversations entre ses parents à son sujet. Fontane, nous l’avons vu, recourt principalement au discours direct qui permet d’étayer, de préciser, voire de dévoiler.

Les chapitres 27 à 29 et 35 cependant, se concentrent exclusivement sur Instetten. Ces moments où le récit s’attarde sur lui sont des points névralgiques incontournables dans le roman et prennent toute leur importance, car justement ils sont les seuls moments où le lecteur approche Instetten de l’intérieur. Souscrivons-nous à ses propos ? Demeurons-nous sceptiques face à son attitude ? Au lecteur, encore une fois, de décider.

La missive, modeste, presque comique de naïveté dans sa maladresse et son ignorance des convenances, adressée ultimement par Roswitha à Instetten pour réclamer la présence du chien Rollo, touche le cœur du baron autrement cultivé, rompu aux us et coutumes de son monde et à ses formulations figées. Ne se rend-il pas compte, trop tard, qu’il est passé à côté de sa vie et qu’il ne peut plus faire marche arrière ?

»Ja«, sagte Wüllersdorf, als er das Papier wieder zusammenfaltete, »die ist uns über.«

»Finde ich auch.«

»Und das ist auch der Grund, daß Ihnen alles andere so fraglich erscheint.«

»Sie treffen's. Es geht mir schon lange durch den Kopf, und diese schlichten Worte mit ihrer gewollten oder vielleicht auch nicht gewollten Anklage haben mich wieder vollends aus dem Häuschen gebracht. Es quält mich seit Jahr und Tag schon, und ich möchte aus dieser ganzen Geschichte heraus; nichts gefällt mir mehr; je mehr man mich auszeichnet, je mehr fühle ich, daß dies alles nichts ist. Mein Leben ist verpfuscht, und so hab ich mir im stillen ausgedacht, ich müßte mit all den Strebungen und Eitelkeiten überhaupt nichts mehr zu tun haben und mein Schulmeistertum, was ja wohl mein Eigentliches ist, als ein höherer Sittendirektor verwenden können.

Chapitre 35

La formidable lettre de von Bülow à son éditeur Sander, avant-dernier chapitre du roman Schach von Wuthenow, offre une analyse imparable de la notion d’honneur. Elle s'applique à Schach, mais elle pourrait s’appliquer aussi à Instetten et à Madame von Briest :

Da haben Sie das Wesen der falschen Ehre. Sie macht uns abhängig von dem Schwankendesten und Willkürlichsten, was es gibt, von dem auf Triebband aufgebauten Urteile der Gesellschaft, und veranlasst uns, die heiligsten Gebote, die schönsten und natürlichsten Regungen eben diesen Gesellschaftsgötzen zum Opfer zu bringen.

Schach von Wuthenow, chapitre 20

 

Encore une fois, ce sont les propos d’Effi à sa mère qui contiennent, sinon une grande part de vérité, mais attirent l’attention sur ce qui est vrai et ce qui est vain. Effi, non seulement s’élève au-dessus de sa mère, de la société, mais, en quelque sorte, elle réhabilite Instetten par le pardon qu’elle lui accorde de tout son cœur.

 

La relation entre Effi et sa mère est une relation étrange, empreinte de rivalité non dite. On a très peu étudié cet aspect du roman, mais Barbara Kehler, dans sa thèse de 2007 à l’Université de Waterloo, Ontario, a effectué un intéressant rapprochement entre Luise von Briest et Effi et la relation entre Josephine von Carayon et sa fille Victoire dans Schach von Wuthenow.

Les deux romans mettent en présence deux familles dont le père est absent, décédé dans le cas de von Carayon, un émigré français au temps de la Révolution, ou von Briest – un homme certes peu présent, car absorbé par la gestion de ses domaines et peu enclin à imposer sa volonté - si volonté il possède. Significativement, von Briest n’a pas de prénom connu. Ces deux familles sont bien insérées dans la société : Mme von Carayon tient salon, reçoit le nec plus ultra de la noblesse prussienne et lie des relations d’amitié avec de jeunes et fringants officiers. Luise von Briest entretient des relations avec les Rathenau et autres nobles provinciaux, et ces relations sont le moteur de sa vie.

Ces deux mères sont belles, âgées de 37-38 ans respectivement, toutes deux courtisées par un homme qui finalement épouse leur fille. Les deux jeunes filles souffrent d’une maladie, passée ou future – la petite vérole, qui laisse des cicatrices indélébiles sur le visage de Victoire, et une condition pulmonaire qui, en s’aggravant, provoque le décès d’Effi. Victoire apparaît comme guérie mais sa beauté est flétrie, tandis qu’Effi en pleine santé au moment où s’ouvre le roman, est exubérante et rayonnante, mais s’étiole peu à peu.

Les deux jeunes filles entretiennent avec leurs mères des relations fusionnelles et, a-t-on observé, autant Mme von Carayon que Luise von Briest semblent ne pas accorder à leur fille le droit de grandir. Mme von Briest réprime les ardeurs affectueuses d’Effi – trop passionnée. Étrangement cependant, elle apporte sur un plateau à Effi le mari qu’elle n’a pu, en son temps obtenir, ce qui crée une ambiguïté.

L’histoire de Mme von Carayon, est fondée sur un fait divers véridique. Schach von Wuthenow, un Rittmeister du régiment de Gensdarmes de l’époque qui précède la défaite de Jena (1806), flirte ouvertement avec Mme von Carayon mais séduit Victoire lors de ce qui apparaît comme un moment d’égarement. Sur injonction du roi et de la reine, car les seules supplications de Mme de Carayon s’avèrent inefficaces, il épouse Victoire afin de réparer son honneur, celui de sa position d’officier, celui de son régiment par ailleurs voué à une extinction prochaine, et accessoirement l’honneur des Carayon et de la jeune femme enceinte de ses oeuvres.

Mais la position de Luise von Briest est toute particulière. C’est une femme polie, enjouée, mais qui accorde à sa place dans la société la même importance qu’Instetten attache à l’honneur. Dans les deux cas, ces protagonistes ne se vivent pas tant comme des individualités que comme des membres d’un tout, de quelque chose plus grand qu’eux-mêmes et auquel il convient de se soumettre. Instetten est prêt à tuer, ou à être tué d’un coup de revolver pour l’honneur, il est prêt à bannir sa femme et à la séparer de leur fille, pour l’honneur. Luise von Briest, dans sa lettre à sa fille au cœur de la tourmente, n’hésite pas un seul instant à prononcer le bannissement d’Effi pour que la disgrâce ne rejaillisse pas sur elle – et son époux s’incline même si son avis diverge. Luise sacrifie son enfant unique sur l’autel de la société, ce qui apparaît comme totalement inhumain.

Die Welt, in der Du gelebt hast, wird Dir verschlossen sein. Und was das Traurigste für uns und für Dich ist (auch für Dich, wie wir Dich zu kennen vermeinen) – auch das elterliche Haus wird Dir verschlossen sein, wir können Dir keinen stillen Platz in Hohen-Cremmen anbieten, keine Zuflucht in unserem Hause, denn es hieße das, dies Haus von aller Welt abschließen, und das zu tun, sind wir entschieden nicht geneigt. Nicht weil wir zu sehr an der Welt hingen und ein Abschiednehmen von dem, was sich 'Gesellschaft' nennt, uns als etwas unbedingt Unerträgliches erschiene; nein, nicht deshalb, sondern einfach, weil wir Farbe bekennen und vor aller Welt, ich kann Dir das Wort nicht ersparen, unsere Verurteilung Deines Tuns, des Tuns unseres einzigen und von uns so sehr geliebten Kindes, aussprechen wollen …

Chapitre 31

La seule et véritable raison de vivre de Luise est « la société », non uniquement « das gesellschaftliche Etwas ». Elle se meut dans un univers d’apparences, de noms, de bonnes réputations dont l’importance à ses yeux dépasse la seule sociabilité. Peu, au fond, lui chaut le bonheur, voire la survie de sa fille. Le mariage d’Effi est un « bon » mariage, celui qui lui permettra d’avoir à vingt ans ce que d’autres épouses conquièrent péniblement parfois, à quarante ans. Fort probablement Luise pense-t-elle à elle-même, quand se réalise pour Effi l’union avec cet homme même qui lui fut refusé. Luise, en quelque sorte, épouse ainsi Instetten par procuration, ce qui lui permet désormais de doublement briller dans les salons qu’elle fréquente.

« Das Haus von aller Welt abschließen » est ce qui lui répugne après la chute d’Effi. Car la honte d’Effi, comme autrefois l’honneur et la gloire, rejaillit immanquablement sur la maison Briest dans son ensemble, tandis que Luise et son époux deviennent, s’ils permettent à leur fille de revenir chez eux, persona non grata dans les environs, tandis que l’imposante et majestueuse demeure est frappée d’anathème.

Luise et son mari – qui la suit, plus qu’il ne la précède, tout comme le prêtre et le Lévite de l’Evangile, ignorent Effi, voyageuse blessée qui gît au sol, car leurs préceptes religieusement observés leur interdisent de toucher un blessé ou un cadavre, et de devenir impurs. Le médecin, homme d’âge et d’expérience, totalement étranger à la famille, est le Bon Samaritain qui ose prendre soin d’Effi en alertant ses parents sur l’urgence de l’accueillir chez eux afin qu’elle retrouve un peu de chaleur humaine dans la maison de son enfance, maintes fois regrettée.

Luise von Briest n’est pas pour autant un monstre totalement froid. Ses conversations avec son époux – qui toujours refuse de prendre franchement position et s’abrite dans un certain confort verbal et psychologique  – témoignent non tant d’un sincère et profond regret que de la timide émergence d’une forme de scrupules. C’est Roswitha, la simple servante, elle-même considérée depuis sa prime jeunesse comme une fille perdue, Roswitha, hermétique aux codes verbaux de la caste qu’elle sert, qui discerne, par son bon sens, la gravité de la situation et demande à récupérer le chien Rollo – un animal, par définition totalement ignorant des lois écrites et non écrites du monde des humains et ne suit que son cœur de chien et sa fidélité aveugle à sa maîtresse, même au-delà de la mort, au point de cesser de s’alimenter.

Rollo, couché près de la pierre tombale d’Effi offre non seulement cette image poignante d'un chien couché sur la tombe de son maître – vue dans le passé proche et observée lors de récents conflits militaires au Nagorno-Karabakh et en Ukraine. Mais cette même image du chien couché près de la tombe de sa maîtresse morte trop tôt est aussi le symbole de ce que nous espérons être la mauvaise conscience de Madame von Briest.   

 

 »Sieh, Briest, Rollo liegt wieder vor dem Stein. Es ist ihm doch noch tiefer gegangen als uns. Er frißt auch nicht mehr.«

»Ja, Luise, die Kreatur. Das ist ja, was ich immer sage. Es ist nicht so viel mit uns, wie wir glauben. Da reden wir immer von Instinkt. Am Ende ist es doch das beste.«

Chapitre 36

 

 

   

©️ Institut orthodoxe russe de Paris

©️ Institut orthodoxe russe de Paris

Il peut sembler difficile, vain et illusoire de tenter d’apporter une conclusion définitive à ces réflexions sur Effi Briest.

Si l’œuvre romanesque de Theodor Fontane, le plus souvent méconnue en dehors des pays germanophones, approche avec sobriété les thèmes que d’autres écrivains ont développé plus tard avec plus d’éclat et de notoriété, Effi Briest est à mes yeux le meilleur roman qui ose traiter d’adultère de manière équilibrée et propre à susciter une réflexion intéressante. Ce roman a toute sa place sur la même étagère qu’Anna Karénine, chef d'oeuvre qui jette cependant toute sa lumière sur l’amour destructeur de la belle Anna pour le comte Vronsky.

L’écriture de Fontane présente l’intérêt d’une concision délicate sans jamais occulter les tourments intérieurs des personnages impliqués dans cette histoire tragique. Point de longs développements, mais des images fortes, des symboles tenaces et des questions lancinantes : la société, l’honneur, l’amour, le pardon.

Etrangement, les deux premières notions, ou valeurs, ont envahi l’espace moral et affectif des personnages au point d'éclipser les deux vertus les plus importantes de l’existence humaine, amour et pardon.

Si Luise von Briest n’a pas vu cela, si elle n’a pas senti ce qui lui fait défaut, c’est un chien noir de race Terre-Neuve qui, doué ni de parole ni de raison, attire son attention.

Etrangement aussi, c’est le maître de ce chien qui est le plus désespéré, et voudrait, s’il le pouvait, trouver son salut dans la fuite. Après une brève incarcération dans la discrétion de son crime d’honneur, Instetten mesure à tel point tout est futile et vain face à ce qu’il vient de vivre et faire subir à Effi, mais aussi à Crampas, tué lors de ce funeste duel, et à sa famille endeuillée.

Mais ne pouvant revenir sur sa décision, car ce serait se renier lui-même aux yeux de la société, Geheimrat Geert Baron von Instetten, est contraint de subir en secret, par delà la brillance de sa position sociale, une autre forme de disgrâce, celle de sa propre conscience qui ne peut que le tourmenter à jamais en silence.

Seule Effi sort, tragiquement, la tête haute.