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Le blog de Gloria : Of War and Peace
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Mary Barton

Mary Barton

Crédit photo Abigail Armstrong - Ancoats 1870

Crédit photo Abigail Armstrong - Ancoats 1870

Mary Barton est publié en 1848, la mémorable année de toutes les révolutions ouvrières d'Europe continentale, et de la sortie du Manifeste du Parti Communiste de Karl Marx et Friedrich Engels. Édité sous couvert d’anonymat, il est le premier roman d’Elizabeth Gaskell. Cette femme de lettres, fille et épouse de pasteur unitarien, est aujourd'hui souvent méconnue du grand public, alors qu’elle fut la première biographe de Charlotte Brontë en 1857.

 

Elle connaît cependant un regain de notoriété grâce à l’excellente adaptation télévisée de son roman North and South en 2004 par la BBC, roman souvent considéré par les lecteurs comme la meilleure œuvre d’Elizabeth Gaskell et que j’ai commentée sur ce blog.

Cependant, Mary Barton est, à sa publication, un énorme succès. La première biographe d’Elizabeth, Ellis Chadwick, révèle que William Gaskell suggéra à son épouse d’écrire un roman afin de surmonter son chagrin après la perte de leur petit garçon, décédé en bas-âge. Mrs Gaskell confie en effet, dans une lettre à Mrs Greg en 1849, ceci : [I] "took refuge in the invention to exclude the memory of painful scenes which would force themselves upon my remembrance." (Cité par Shirley Foster dans son introduction à Mary Barton, Oxford 2006). Dans sa préface, elle écrit : (…) I became anxious (from circumstances that need not be more fully alluded to) to writing a work of fiction.”

Mais Elizabeth est une jeune femme accomplie, très cultivée, très active, qui a déjà voyagé. Elle aime écrire et possède indéniablement « une plume » très personnelle.

Elle se marie en 1832, et le couple arrive à Manchester la même année. La ville, en plein développement, devient une métropole unique en Europe, laboratoire de toutes les révolutions industrielles. Issue d’un milieu épargné par les soucis matériels – on peut déceler certains biais au fil du récit, notamment sur le plan politique -,  Mrs Gaskell est toutefois très sensible à l’immense pauvreté dont elle est témoin au quotidien, par le ministère de son mari appelé à œuvrer auprès de populations précaires, mais également grâce à ses amitiés avec des personnes également concernées par la question sociale, telle Harriet Martineau, sociologue féministe de son temps.

I had always felt a deep sympathy with the care-worn men who looked as if doomed to struggle through their lives in strange alternation between work and want; tossed to and fro by circumstances, apparently in even a greater degree than other men.

Préface (1948)

 

Une rencontre avec une famille frappée par la misère de l’époque, des témoignages poignants auxquels cette femme de pasteur, elle-même éprouvée par un deuil terrible, ne peut que compatir, tels sont les éléments déclencheurs de son premier roman.

L’impression que Mrs Gaskell avait écrit pratiquement d’un seul jet, même si cela est matériellement impossible et si les documents attestent d’ébauches et de plans, ne m’a jamais quittée tout au long du roman, tant l’écriture me semblait instinctive et impétueuse. Néanmoins, cet opus sous-titré A Tale of Manchester Life, a la puissance d’un torrent qui court inexorablement vers la mer, et entraîne tout sur son passage : bonheurs, malheurs, attente, suspense et espoirs, mais aussi le lecteur.

Oublions les probables faiblesses d’un premier roman, et concentrons-nous sur l’intrigue, remarquablement bien menée.

Deux familles ouvrières amies se retrouvent dans un coin de campagne, non loin d’un petit village à deux miles de Manchester. Les Barton et les Wilson, partagent leurs soucis essentiellement matériels. La sœur de Mrs Barton, Esther, qui vraisemblablement entretient une liaison hors mariage, vient de disparaître sans laisser de traces, tandis que Mrs Barton est prête à accoucher. Mrs Wilson, mère de trois garçons dont deux jumeaux en bas-âge, tente de la réconforter. Le petit groupe regagne la ville et prolonge la soirée autour d’un thé chez les Barton. La préparation du thé, décrite par le menu, offre un éloquent aperçu des difficultés du couple, car Mrs Barton envoie sa fille à l’épicerie acheter le nécessaire pour sustenter les Wilson, et lui demande d’inviter Alice, la sœur aînée de Mr Wilson, munie de sa propre tasse, et qui demeure dans le voisinage. Nous quittons le paradis bucolique pour un univers urbain rude, précaire, où s’invitent très rapidement toutes sortes de malheurs liés à de difficiles conditions de vie. Mrs Barton et son bébé meurent bientôt en couches, tandis que John, désormais seul avec sa fille, ne surmonte que très difficilement cette épreuve qui ravive le souvenir encore récent de la perte de leur premier garçon, Tom. Mary, l’héroïne du titre, n’a que treize ans. Trois ans plus tard, elle entre comme apprentie dans un atelier de couture, car son père veut éviter qu’elle travaille en usine. Jem Wilson, le fils du couple ami, aime Mary depuis toujours, mais celle-ci lui préfère Harry Carson, le fils d’un industriel qui emploie notamment le père de Jem. Elle flirte, à l’insu de John Barton, avec le beau jeune homme aisé. Car Mary est encore inconsciente, voire primesautière et naïve, consciente de son attrait. Persuadée que Harry la demandera en mariage, elle imagine pouvoir par cette hypothétique union, mettre fin aux malheurs de son père et connaître un avenir souriant.

Un incendie, une grève mémorable – qui évoque notamment les protestations des années 1839-1842 et la « hungry decade », et tant de vicissitudes émaillent le récit : le décès des petits jumeaux Wilson, la mort subite de George, leur père, les maladies ou infirmités et les deuils qui affectent leur entourage proche, la pauvreté et l’incompréhension qui creuse le fossé entre les ouvriers et leurs patrons, l’absence de dialogue. La perspective s’élargit : le récit familial, sentimental, devient social, voire politique – John Barton compte parmi les Chartistes, mouvement né à Londres en 1838, qui tentèrent de se faire entendre du pouvoir politique. Indigné par la situation de la classe ouvrière, il fait de la lutte syndicale l’affaire de toute sa vie. Or, les syndicalistes potentiellement fauteurs de troubles, ont mauvaise réputation, et John Barton perd son travail et sombre dans une profonde dépression. Brisé, étreint par la faim malgré tous les efforts de Mary pour l’inciter à se nourrir, incapable de prendre du recul car désespéré, il est prêt à recourir aux pires extrémités.

Mais soudain, à la suite d’un fait-divers vraisemblablement inspiré de faits réels remontant à quelques années en arrière, l’assassinat d’un certain Thomas Ashton, industriel de Manchester, par des grévistes le soir du 3 janvier 1831, le roman devient roman policier.

Cependant, Mrs Gaskell refute toute velléité de penser que l’assassinat politique est la norme parmi les syndicalistes anglais. Il s’agit, insiste-t-elle, d’un passage à l’acte émanant d’un homme révolté et de ses camarades.

Jamais, dans les écrits futurs de Mrs Gaskell, le suspense ne sera plus intense que dans les chapitres qui suivent l’assassinat de Harry Carson. Jem Wilson est arrêté, et encourt la peine capitale, mais Mary Barton, qui a découvert entretemps qu’elle aime profondément Jem, s’évertue par tous les moyens de faire valoir un alibi, qu’elle-même a mis à jour et qui permettrait de le disculper. En dernier ressort, un témoignage permet in extremis à Jem d’être déclaré innocent, sans toutefois dénoncer le véritable coupable, John Barton qui a tué Harry Carson après un tirage au sort funeste, organisé par la conspiration des grévistes poussés à bout de leur lutte. Le récit prend une indéniable tonalité morale, mais non moraliste, jusqu’à son dénouement heureux – malgré la mort de John Barton après s’être dénoncé au père de Harry, et l’incroyable pardon de Mr Carson. Seule la toute fin du roman peut paraître irréaliste, en parfait contraste avec le récit jusque-là parfaitement documenté et ancré dans la plus profonde réalité, mais ceci n’entache pas pour autant la force peu commune de cette œuvre.

 

 

Dans ce roman, bien plus que dans les œuvres ultérieures de Mrs Gaskell – hormis, peut-être, Sylvia’s Lovers -, le lecteur est entraîné par l’intrigue sans presque s’en apercevoir. Mais le contexte historico-social s’invite ici de manière insistante, pour ensuite se concentrer sur l’histoire individuelle de Mary Barton.

Le titre originellement prévu était John Barton, un personnage avec qui Elizabeth Gaskell se sent, selon ses propres dires, des affinités. « The person with whom all my sympathies went » (A.B. Hopkins, Elizabeth Gaskell, Her Life and Work, 1952. En effet, John Barton est très présent, mais dès le soir du meurtre de Harry Carson, John quitte la scène de l’intrigue (chapitre 17), officiellement à destination de Glasgow pour des raisons liées à son activité de responsable syndical. Il ne réapparaît qu’au chapitre 33, cinq chapitres avant la fin du roman. Il revient, totalement métamorphosé, et hante le quartier tel un fantôme. Sa fille Mary, au contraire, ne semble pas revêtir le rôle de personnage principal – héroïne du titre avant ce même chapitre 17. Elle acquiert une réelle stature d’héroïne tragique à partir du moment où elle réalise que son père est le véritable meurtrier de Harry Carson. Mary trouve en elle-même une force incroyable et mobilise toute son énergie pour faire disculper Jeb Wilson, sans pour autant impliquer son propre père.

L’histoire des Barton et des Wilson est extraordinaire en ceci qu’elle est une réelle tragédie – le malheur des Misérables de Manchester, mais elle est aussi faite d’un indestructible espoir. Si John Barton incarne le malheur de tous les pauvres ouvriers opprimés par la misère, sa fille Mary et, autour d’elle, une foule de personnages proches, amis, inconnus ou anonymes, tous ces simples héros personnifient l’espérance de jours heureux – et d’ailleurs, le récit est émaillé, de manière discrète mais réelle, de moments plus joyeux qu’il convient de savourer.

Le roman s’ouvre justement sur l’un de ces moments heureux, presque idylliques. Tout le récit à venir semble contenu dans le premier chapitre qui décrit de riantes prairies à peu de distance de la ville, but de promenade du dimanche ou des jours de congé. Une scène pastorale, les parfums, les bruits, les cris d’enfants, les conversations de jeunes gens, et les couleurs d’un beau mois de mai invitent au repos et à la détente. Deux familles amies se retrouvent, les Barton et les Wilson. John Barton est décrit en premier : il est un homme, né à Manchester, de stature moyenne, d’origine ouvrière et très modeste, dont on lit les stigmates de privation passées sur son visage. D’un « enthousiasme sérieux », il est susceptible d’osciller entre le bien et le mal. Mais, note la voix narrative, il est plutôt, au moment où nous le découvrons en promenade avec femme et enfant, bien disposé envers quiconque lui demanderait quelque chose. Son épouse Mary, enceinte, est une jolie femme – mais son visage est maintenant boursouflé et rougi par des pleurs irrépressibles. Elle a le teint d’une fille de la campagne, aux joues roses et pleines. Leur fille, Mary, a treize ans, mais déjà Jem Wilson, le fils de leurs amis, l’embrasse sur la joue pour lui témoigner son affection. Mary répond par une gifle. Les Wilson sont plus âgés, et George est, dans son maintien et ses propos, plus serein que John Barton. Jane Wilson est plus robuste, mais leurs deux bébés jumeaux, les petits frères de Jem, sont frêles.  

Deux problématiques se font jour dans la conversation des deux hommes : la disparition d’Esther, la sœur de Mrs Barton, qui affecte profondément cette dernière, et inquiète John, et l’opinion tranchée de John sur les riches et les pauvres. L’évocation d’Esther permet de soulever le voile sur la beauté d’Esther, qui, redoute John, pourrait déteindre sur la petite Mary, qui semble avoir hérité en grande partie les traits et le caractère de sa tante.

Tandis que John s’emporte sur les riches inaptes à comprendre les problèmes des plus pauvres, George évoque sa sœur Alice, qui pourrait aider Mary si le besoin se faisait sentir. Alice demeure dans un logement de fortune, une cave située sous un immeuble voisin des Barton. Lavandière le jour, elle se porte volontiers au secours des plus humbles et des malades en se proposant de les soigner et de les veiller la nuit. D’origine rurale, elle connaît les propriétés médicinales des simples qu’elle se plait à cueillir lors de ses escapades dans la nature. Tout le roman montre qu’elle possède une foi indéfectible.

Le chapitre 2 nous introduit dans la demeure des Barton, simple et modeste mais néanmoins coquette. Le récit se complaît à dresser l’inventaire des meubles, des rideaux, de la vaisselle, des couverts et de l’agencement des lieux, tandis que Mrs Barton charge sa fille de quelques courses indispensables afin de prendre dignement le thé avec les Wilson. Ces derniers ont la délicatesse de ne pas écouter les instructions des parents Barton, qui entendent bien recevoir leurs amis. Mary est chargée d’aller chercher Alice Wilson. Là encore, la voix narrative décrit par le menu le logement insalubre d’Alice, mais s’attarde sur l’irréprochable propreté de la pièce qu’elle occupe.

Subtilement, Mrs Gaskell plante le décor de l’histoire : une douce campagne non loin d’une ville grouillante de population, des rues où  l'on pourrait se perdre, des cours au milieu d’immeubles, des cordes à linge tendues entre les maisons, des appartements simples, plus ou moins bien éclairés, ou de sombres et indignes taudis telle la cave d’Alice, qui cependant, de bonne disposition d’esprit, se contente de ce toit plus que modeste et s’évertue à entretenir au mieux l’insalubre local.

Rien, ici, n’est innocent car tout ce que nous apprenons dans ces chapitres d’exposition sème les graines de l’intrigue et prend corps par la suite.

En John Barton, un homme tourmenté mais généreux, nous subodorons les meurtrissures personnelles, les conflits d’idées, les luttes ouvrières, et tout simplement l’activisme syndicaliste qui vise à améliorer les conditions de vie des travailleurs. Les bébés Wilson s’annoncent souffreteux, tandis que Mary, encore adolescente, semble comme sa tante disparue dans la ville, rêver d’un monde plus souriant. Alice Wilson est au contraire tournée vers autrui, prête à aider, à réconforter, et sa connaissance des plantes médicinales, les orties qu’elle fait sécher dans sa pièce, témoignent de sa relation étroite avec la nature. George Wilson semble mesuré, facteur d’équilibre et, comme sa sœur, bienveillant et désireux d’être utile.

Crédit photo Rheinische Art.de - Friedrich Engels à Manchester

Crédit photo Rheinische Art.de - Friedrich Engels à Manchester

John Barton, un homme brisé

Le père de Mary nous est présenté dès les premiers chapitres comme un homme sérieux, préoccupé, de faible constitution, pâle et le plus souvent en retrait des conversations. Dans sa conversation avec George Wilson, il exprime ses deux principales sources d’anxiété : la disparition d’Esther, dont il soupçonne une liaison avec quelque inconnu, et qui, dans un passé proche, lui a semblé glisser sur une mauvaise pente, vraisemblablement celle de la prostitution, et son indignation envers le fossé qui sépare les classes dirigeantes des classes laborieuses.

Si John Barton n’est pas tant concerné par le départ d’Esther – la disparition de la jeune femme concerne plus directement son épouse Mary, prête à accoucher, il s’inquiète néanmoins de l’influence atavique d’Esther sur sa nièce Mary, adolescente.

Néanmoins, John Barton, devenu veuf, loin de surveiller sa fille comme l’huile sur le feu, démissionne implicitement de son rôle de père, et, ému et révolté par ce qu’il vit et ce que vivent ses collègues et voisins, se jette à corps perdu dans l’activité syndicale, ce qui lui fait perdre son emploi et n’encourage aucun employeur à lui confier une tâche. Mary, entretemps, est apprentie couturière et parvient à gagner quelque argent en cousant des tenues de deuil car les décès sont nombreux dans l’entourage des Barton. Elle parvient à assurer leur subsistance à tous deux et prépare les repas de son père, qui, avec le temps et sous l’influence des émotions et de la malnutrition, puis de l’opium, ne parvient plus à manger.

Ainsi, John Barton incarne à lui seul Manchester, il est à lui seul la métropole industrielle et la classe ouvrière grandissante. Il est ces hommes brisés, rompus de fatigue, et qui ne peuvent se sustenter de manière suffisante, ni jouir d’un toit étanche et d’un logis bien chauffé et bien éclairé. Il est ces enfants malingres et ces femmes anémiées qui meurent prématurément, et ces petits qui connaissent l’injustice et la faim dès leur naissance.

Elizabeth Gaskell est elle-même atterrée par la misère profonde qu’elle découvre à Manchester. Elle provient d’un milieu social plus aisé, elle a reçu une éducation supérieure en jeune fille accomplie, et rien, sans doute, ne la prépare à de telles découvertes. En tant que femme de pasteur, elle rend un jour visite à une famille ouvrière qu’elle tente de réconforter. Le chef de famille, explique Shirley Foster dans son introduction à Mary Barton, lui saisit le bras avec vigueur et lui dit, les larmes aux yeux :

'Aye, ma'am, but have ye ever seen a child clemmed to death?'" Cette question est presque littéralement reprise par John Barton: "Han they ever have seen a child o' their'n die for want o' food?" (chapitre 4)

A cette même époque – 1845 – un jeune philosophe rhénan, issu d’une famille de riches industriels protestants du secteur textile, publie, à l’âge de 22 ans, un essai ethnographique intitulé La situation de la classe ouvrière en Angleterre. Il réside depuis 1842 à Manchester et travaille dans une entreprise où son père possède des intérêts. Il se lie avec Mary Burns, une Irlandaise. Inséré dans la société en pleine évolution, confronté aux problèmes de cette époque, au sort de la main d’œuvre, il effectue une étude vaste pour son époque et les moyens à sa disposition et, explique-t-il dans sa préface, fruit de rencontres et d’immersions dans diverses villes industrielles, en premier lieu Manchester. Engels, désireux de tout savoir, ne se contente pas d’une recherche livresque ou superficielle. Il consacre ses heures non travaillées à rencontrer un maximum de personnes sur lesquelles il souhaite écrire. Le tableau sociologique ainsi brossé fait autorité encore actuellement sur le plan historique, car il est un des meilleurs témoignages des divers aspects de la pauvreté, des conditions de vie, et de l’émergence du syndicalisme et, particularité anglaise de cette époque, du Chartisme. Ce document éveille l’intérêt de Karl Marx, qui se lie d’amitié avec Engels à Paris la même année. De ces constatations et de cette rencontre naît le plus célèbre Manifeste du Parti Communiste, l’une des œuvres fondatrices de l’idéologie communiste.

Quand La situation de la classe ouvrière en Angleterre paraît en langue allemande à Leipzig, rien n'indique, selon Jenny Uglow, biographe d'Elizabeth, que Mrs Gaskell n'en ait eu connaissance. Le Révérend William Gaskell parle certes couramment allemand, mais la vision exacte que possède le couple pastoral de la vie quotidienne des plus défavorisés de Manchester provient d'une expérience immédiate et concrète sur le terrain. Un pasteur n'est-il pas concerné au premier chef par les besoins des plus pauvres de sa congrégation? Point n'est alors besoin d'un livre pour témoigner de situations que le couple Gaskell rencontre tous les jours. 

En effet, la Révolution Industrielle précède, en Angleterre, toutes les autres révolutions continentales. L’invention de la machine à vapeur a d’ores et déjà modifié les schémas existants et bouleversé les modes de vie. On passe d’un artisanat souvent complémentaire d’une agriculture vivrière à un schéma productiviste urbain de grande ampleur. Dans le Yorkshire et le Lancashire, par exemple, cela se traduit par la fin des tisseurs à domicile, désormais regroupés en ateliers de plus en plus importants dans les villes. L’exode rural est massif, les populations se concentrent dans des métropoles - Manchester compte, souligne Engels, ce qui est confirmé par les statistiques de sources diverses, environ 400 000 habitants en 1845, contre 10 000 habitants au début du 18ème siècle.  Hommes et femmes trouvent à s’employer dans des usines en plein essor – qui souffrent cependant ponctuellement de la concurrence étrangère ou des conséquences de soubresauts géopolitiques. Surgissent alors des difficultés pendant ces périodes de crise. Rappelons qu’en cette moitié du 19ème siècle, aucun système de protection sociale comme nous le connaissons actuellement n’a été encore mis en place. Déjà pointent les revendications des ouvriers qui désirent un avenir meilleur.

Friedrich Engels décrit les conditions indignes auxquelles sont exposées les masses laborieuses : habitat insalubre, absence de système d’évacuation des eaux usées dans des quartiers surpeuplés, logements sombres et humides. Tout cela s’incarne dans le roman de Mrs Gaskell qui elle-même a été témoin de ce dénuement extrême. Les conséquences de cet état de fait sont multiples. Les personnes se sentent amoindries par le manque de considération des classes dominantes, le patronat. Amoindries aussi par le manque de moyens suffisant à assurer leur subsistance dans de décentes conditions. Amoindries par les carences nutritionnelles, la malnutrition, les addictions (alcool et opium), et promises à une issue fatale en succombant aux nombreuses maladies de l'époque (typhus, tuberculoses, maladies infantiles contre lesquelles on est encore démuni). Enfin, ces personnes sont amoindries car elles ne font que survivre, telles des bêtes, précise Engels, incapables de prendre la moindre décision car trop affaiblies pour ce faire. Mais, à la différence de Friedrich Engels qui dresse un état des lieux minutieux jusqu’au moindre détail sordide, et sans complaisance, Mrs Gaskell donne vie à des personnages qui apportent une dimension humaine, une lueur d’espoir dans cette implacable grisaille.

Ceci est particulièrement flagrant dans le cas de Mrs Davenport et l’état de stupeur dans lequel cette dernière se trouve avec sa famille (Chapitre 6). Prostrée dans l’obscurité de son logement-cave – Mrs Gaskell n’emploie pas l’expression de basement-flat mais celle de cellar lodging, voire cellar (cave) qu’utilise également Engels dans la traduction anglaise de son ouvrage.

Le logement, en ce froid aigre de février, est sombre, glacial et humide, d’une saleté innommable, mal aéré. Des grilles empêchent les écoulements fétides de la rue – les égouts sont inexistants et tous les déchets sont déversés dans les rues - de pénétrer à l’intérieur, mais le logis est tout aussi sale. Le sol, non carrelé ni même pavé, est couvert de boue. Mrs Davenport, affamée, tandis que son mari succombe au typhus et que son enfant s’étiole, est trop hagarde pour réagir. Elle ne peut même pas absorber la nourriture que John Barton lui donne. Aidé par sa fille et par les Wilson, John Barton – car cet homme est intrinsèquement bon et attentionné - apporte aide matérielle, mais aussi assistance psychologique et affective à cette femme qui, plus tard dans le roman, est à son tour en mesure d’aider Mrs Wilson quand Alice tombe gravement malade. Quel terrible contraste avec la maison des maîtres, si élégante et cossue, aux murs ornés de miroirs, reflets de la beauté et de l'élégance des dames Carson. Quel choc quasi civilisationnel entre les remugles putrides des caves et des rues, et les appétissants fumets que perçoit George Wilson venu solliciter Mr Carson, et dont l'estomac crie famine ?

La mortalité infantile est extrêmement élevée. Evaluée à 255 pour mille en 1845 (enfants entre 0 et 5 ans) [source : Statista UK].   La situation de Mrs Barton au début du roman est éloquente : elle est insuffisamment nourrie, en proie à des préoccupations constantes et à des chocs difficilement surmontables (mort de leur premier fils Tom de la scarlatine, disparition de sa sœur Esther) et soumise à un mode de vie urbain totalement différent de sa vie à la campagne (nécessité d’aller chercher de l’eau à un point d’approvisionnement éloigné, pollution de l’air, pollution de l’eau des rivières qui irriguent Manchester, conditions insalubres dans l’industrie textile et particulièrement le coton). Les privations, la vie spartiate et dénuée de tout agrément, car toute distraction est difficile, voire impossible à qui n’en possède pas les moyens, la nécessité d’un combat quotidien, la précarité – Engels souligne que les travailleurs sont à la merci du patronat qui peut se défaire de sa main d’œuvre comme il l’entend et sans se justifier – sont tant de facteurs de carence et de déséquilibre. En outre la topographie de la ville explique la dureté de la vie à Manchester : adossée à des collines, elle souffre en hiver d’un climat froid et humide et de la persistance des brouillards.

Tel est le décor du roman d’Elizabeth Gaskell.

Dans ce contexte impitoyable, il n’est nullement étonnant de voir s’étioler, puis mourir, les deux jumeaux Wilson, chétifs et pâles dès le début du roman. Quels que soient les soins et les efforts de leurs parents – notamment de George, un homme positif et dynamique, de tels enfants, jumeaux de surcroît, sont voués à un triste sort.

L’espérance de vie est, à cette époque de 41 ans en moyenne au Royaume-Uni. [source : ibidem]. La population ouvrière, exposée à un travail physique durant de longues plages horaires, exposée à des conditions d’insalubrité élevée, est souvent éloignée des soins trop coûteux, ou qui interviennent trop tard. Nullement étonnant, non plus, que George Wilson, ébranlé par tant d’épreuves, meure subitement.

Friedrich Engels relate la précarité de la condition ouvrière, qu’illustre parfaitement Elizabeth Gaskell : les salaires sont payés à la semaine, mais ils sont bien souvent dépensés en peu de jours pour les besoins alimentaires immédiats de la famille. Les premiers chapitres de Mary Barton dépeignent un petit appartement bien tenu, un thé préparé avec soin et agrémenté de mets revigorants mais comptés au centime près. Ce thé du dimanche est peut-être le seul repas consistant de la famille pour les jours à venir. Le service à thé, six tasses, les doubles rideaux, tant d’objets apparemment anodins, mais qui contribuent à l’agrément de la vie sinon au confort quotidien, seront, à terme, revendus pour grappiller quelque argent nécessaire à la survie de Mary et de son père. Plus loin dans le roman, le lecteur constate que si le logement des Barton est demeuré le même, il n’a plus, malgré les efforts de Mary, la même physionomie, car il est dépouillé de ces objets qui lui conféraient une note confortable. Sans argent, il n’est plus possible de s’offrir le luxe d’un repas, ni même quelques aliments de base. A ce sujet, Friedrich Engels précise que les denrées abordables dans les quartiers modestes dont il dresse un plan précis dans la métropole ouvrière, sont souvent mal conservées, et donc périmées. Des légumes fanés, des pommes de terre à la limite de la pourriture, quelques viandes avariées contribuent à cet état désastreux de malnutrition et de détresse sanitaire.

Ajoutons à ce triste tableau le constat d’Engels, corroboré par Mrs Gaskell car il sera dans le roman l’étincelle qui met le feu aux poudres.

Les prolétaires – on peut même, à juste titre, de parler de Lumpenproletariat – ne peuvent se permettre de renouveler leurs vêtements, qui très vite s’usent et deviennent des haillons. Hâves, hirsutes, mal vêtus – Engels évoque même les Irlandais, plus pauvres que pauvres, qui supportent les pires conditions de vie et marchent pieds nus -, les représentants ouvriers se rendent dans ce piteux appareil à des réunions de négociations avec les patrons. Dans le chapitre 16, Mrs Gaskell écrit :

It was long since many of them had known the luxury of a new article of dress; and air-gaps were to be seen in their garments. Some of the masters were rather affronted at such a ragged detachment coming between the wind and their nobility; [allusion aux troupes de Falstaff dans Henry IV de Shakespeare] but what cared they?

Mais, en apercevant ce « détachement en haillons », le jeune Harry Carson a dessiné de son crayon serti d’argent une caricature très ressemblante légendée d’une citation extraite de Henry IV, « No eye hath seen such scarecrows » (chapitre 16). Il fait passer son dessin à ses collègues qui sourient, discrètement. Mais le dessin, chiffonné et roulé en boule, jeté au feu par Harry, est ensuite récupéré par l’un des représentants ouvriers qui a observé toute la scène, ce qui déclenche un événement aussi fatal qu’inattendu dans l’intrigue.

L’engagement syndical et chartiste de John Barton, ou tout au moins la naissance de ses projets activistes, datent de la mort du premier enfant du couple, des suites de la scarlatine. Le chapitre 3 dépeint la frustration de John, dont l’emploi a été supprimé dans une période de marasme commercial de son employeur Mr Hunter. L’enfant est malade, et le médecin conseille de le nourrir correctement. Mais comment nourrir un enfant si l’on n’a que quelques shillings et si aucune usine ne recrute ? John erre dans les rues, en se demandant comment faire pour apporter quelque nourriture à son garçonnet. Il contemple les mets les plus appétissants dans la vitrine d’un magasin d’alimentation bien éclairé, ces mets qu’il ne peut offrir à sa famille, quand il voit sortir du magasin l’épouse de son ancien patron, qui se hâte vers son attelage, suivie par l’épicier chargé de paquets. Germe alors en lui une profonde indignation. Mais, au même moment, à la maison, son enfant a succombé à sa maladie.

La mort de sa femme en couches est une autre épreuve dont John ne sort pas indemne. Il est désormais différent, plus taciturne, moins avenant, sauf envers sa fille avec qui il tisse un lien très fort, autour du souvenir de la défunte Mrs Barton. « Child, we must be one to one another, now she is gone”, dit John après le décès de son épouse (Chapitre 3)

Désormais, la lutte syndicale sera la première préoccupation de John Barton, qui préside des réunions, organise des mouvements de grève, et se déplace à Londres afin de présenter une pétition au Parlement.  

John Barton est stigmatisé en tant que syndicaliste et ne peut retrouver de travail. Mary, entre-temps placée en apprentissage, non seulement pourvoit désormais à leurs besoins communs grâce à quelques extras, mais occupe le premier plan de l’intrigue.

Le moment auréolé de mystère, instant omineux où John Barton quitte la maison sans mot dire, est cet instant où l’homme à la fois révolté et brisé oublie un instant sa condition pour réagir aux pleurs d’un petit enfant perdu dans la rue (chapitre 17). Cet enfant qui réclame sa maman déchire le cœur de John qui se souvient avec une douloureuse acuité de son propre enfant décédé, « l’enfant mort et enterré des années plus heureuses ». On sent dans ces mots la douleur contenue d’Elizabeth Gaskell qui se souvient, elle aussi, de son petit William. John console le petit, se renseigne auprès des passants, puis ramène le garçonnet chez sa maman qui, éperdue de gratitude, prend congé de John avec une bénédiction irlandaise.

When John heard the words of blessing, he shook his head mournfully, and turned away to retrace his steps.

Let us leave him.

(chapitre 17)

Ce “let us leave him”, laissons-le, indique un point de rupture très brutal de la voix narrative qui semble également intimer au lecteur de ne plus penser à John Barton. La narratrice – qui souvent se rappelle au souvenir du lecteur en s’adressant directement à lui – semble vouloir rompre tout lien avec John qui ne réapparaît que bien plus tard, ombre de lui-même, au chapitre 33.

Il quitte la scène dans les brumes de la ville, laissant Mary inquiète sans savoir réellement pourquoi. Il s’écarte de nous, lecteurs, nous laissant dès la fin du chapitre 16 un sombre pressentiment, puisque nous savons que les syndicalistes, excédés par l’échec des négociations et profondément indignés par la caricature, ont décidé, par tirage au sort, de tuer Harry Carson. Mais si nous ne savons pas qui a tiré ce sort, nous le devinons.

He, who had drawn the marked paper had drawn the lot of the assassin! And he had sworn to act according to his drawing! But no one, save God and his own conscience, knew who was the appointed murderer.

Chapitre 16

Ce point de rupture narratif fait basculer l’intrigue dans un genre très différent. On a retrouvé le corps de Harry Carson. Une enquête est menée en hâte, et très vite Jem Wilson, le fils de Jane Wilson, un ouvrier très méritant, prétendant éconduit par Mary Barton au profit, pense-t-elle, de Harry Carson, est le suspect d’autant plus idéal que l’arme du crime, un pistolet, appartient à Jem et qu’un policier a été récemment témoin d’une altercation entre les deux jeunes gens, lourde de menaces de la part de Jem.

Le roman social devient, à mi-chemin, un roman policier. Le suspense s’invite, car très vite Mary entre en possession d’une pièce à conviction qui l’amène à réaliser que son père John est coupable de ce meurtre. Elle décide de détruire cette pièce à conviction et de garder pour elle ce terrible secret.

Crédit photo pinterest - Léon Delachaux, Couturière, 1905

Crédit photo pinterest - Léon Delachaux, Couturière, 1905

Mary est désormais l’actrice principale de ce drame individuel.

Dans les premiers chapitres, Mary apparaît comme une adolescente insouciante, accoutumée aux tâches ménagères, aux courses à l’épicerie, aux menus services qu'elle rend ici ou là. De toute évidence, elle reçoit une instruction scolaire de base. Après le décès de sa mère, elle est en mesure de faire face à l’adversité aux côtés de son père. L’adversité en effet forge son caractère.

Trois ans plus tard, Mary est apprentie couturière à l’atelier de Mrs Simmonds. Elle croît en beauté, mentionne le récit qui a, en cet instant, les accents d’un conte de fées. « growing more spirited every day, growing in beauty too. » (chapitre 3)

Mais la belle jeune fille renferme en elle un secret. Harry Carson, le fils du patron de Mr Wilson, a jeté son dévolu sur cette jeune apprentie à qui il conte fleurette au gré de leurs rencontres apparemment innocentes et fortuites, lors des allées et venues de Mary entre son domicile et l’atelier. Mary rêve d’un beau mariage, de lendemains qui chantent et surtout de la perspective d’assurer de meilleures conditions de vie à son père. Elle rêve de belles robes, d’une maison claire, agréable, confortablement meublée, de fleurs et de mets délicats, de confiseries et de domestiques qui vaqueraient à toutes tâches. Dans cette perspective, elle ne parle à personne, pas même à son père, de ce grand amour qui fait apparaître le bon et brave Jem Wilson sous un jour bien pâle.

Mais ces rencontres entre Harry et Mary ne sont ni totalement innocentes ni fortuites. Pour Harry, il n’est nullement question de mariage, mais d’une amourette purement récréative. Il finit d’ailleurs par trahir sa pensée au chapitre 11. Les lecteurs habitués d’Elizabeth Gaskell peuvent voir en cette relation immature et confiante les prémices de Ruth, la toute jeune couturière qui s’éprend de Mr Bellingham, dont le vocabulaire mielleux et possessif, mais provocant aussi, car lourd de sous-entendus, rappelle celui de Harry, dans le roman éponyme ultérieur de Mrs Gaskell. Harry Carson – un beau jeune homme – n’annonce-t-il pas aussi Charley, l’également beau jeune homme en apparence plus sincère, dont Sylvia (Sylvia’s Lovers) est follement amoureuse, et qui fait de l’ombre à Philip dont les sentiments sont cependant plus vrais et durables ?

Ici, point de hasard. Sally Leadbitter, une collègue de Mary, est bel et bien l’artisan des rencontres entre les deux jeunes gens. Le récit nous apprend que cette jeune fille dont le rôle semble ambigu - est-elle une entremetteuse ou une ancienne conquête de Harry ? - perçoit quelque menue monnaie du jeune homme, ce qui l’aide à soigner sa mère gravement malade.

Le soupirant éconduit de Mary n’est autre que Jem Wilson. Une fois stabilisée sa situation professionnelle – il est désormais ouvrier fondeur -, il est prêt à demander Mary en mariage. Mais la jeune fille décidément peu mature refuse obstinément, ce qui amène Jeb à éviter Mary, qui entretemps a découvert Harry Carson sous son vrai jour et a pleinement réalisé qu’elle aime Jem.

Certains critiques ont pu juger cette relation triangulaire peu crédible. L’aversion initiale de Mary pour Jem est bien représentée, mais la relation amoureuse illusoire et factice entre Harry et la petite apprentie couturière est presque inexistante, comme noyée dans le dédale des rues encombrées et souillées des quartiers ouvriers de Manchester. D’ailleurs, si Mary ne parle à personne, ni à son père, ni à son amie Margaret, de cette relation, elle a cependant été remarquée par quelqu’un d’autre.

En effet, la tante Esther supposée disparue est cependant paradoxalement présente, avec insistance, tout au long du roman.

On déplore son absence, Mrs Barton est effondrée, John Barton en parle à son ami Wilson. On la suppose partie avec « quelqu’un ». Séduite ? Abandonnée ? Prostituée ? Un peu de tout cela, car Esther est une héroïne très présente dans la littérature victorienne – et dans celle du 19ème siècle en général. La malheureuse Fantine des Misérables, ou la jeune Fanny de Far from the Madding Crowd (Thomas Hardy) rappellent toutes deux fortement Esther par leur destinée commune.

Mais Esther, sous la plume de Mrs Gaskell, a une fonction supplémentaire : celle, à plusieurs reprises, de messagère de mauvaises nouvelles, voire d’oiseau de mauvais augure.

N'est-elle pas, de surcroît, ainsi que l'a suggéré Jenny Uglow dans sa biographie de Mrs Gaskell (Jenny Uglow, Elizabeth Gaskell, London 1993) une sorte de double de la narratrice?

Notons bien que le premier sujet de conversation abordé par les personnages du roman est la disparition d'Esther, qui apparemment absente, voire disparue, ne cesse de hanter le texte en réapparaissant ponctuellement, en épiant, en traquant les personnages pour les aborder et leur faire des révélations spectaculaires et impliquantes.  Ainsi, elle veut informer John au sujet de Harry Carson et Mary, et, devant son insuccès auprès de John, elle parvient à apprendre la relation sentimentale du couple à Jem qui s'emporte contre le fils de Mr Carson. Elle apparaît également chez les Barton après le départ de John et remet à Mary une pièce à conviction propre à établir la culpabilité de son père, qu'elle a trouvée en examinant la scène du crime. Esther - comme la narratrice - semble tout voir et tout savoir. Elle possède tout pouvoir, même celui d'infléchir l'intrigue à sa guise. Enfin, Esther revient dans l'ultime chapitre, telle une biche revenue mourir sur les lieux mêmes de ses plus jeunes et heureuses années, souligne en substance Elizabeth. Elle agonise sous les yeux de Jem et de Mary dans le lit de cette dernière, et rejoint John Barton - qui, de son vivant, ne voulait plus rien savoir d'elle - dans une sépulture anonyme. 

Quand Esther, donc, réapparaît à l’improviste et aborde John Barton dans la rue (chapitre 10), il est clair qu’elle a épié Mary à diverses reprises après l’avoir surprise en galante compagnie. Forte de sa propre expérience malheureuse, Esther entend mettre John en garde au sujet de sa fille. Mais John ne laisse guère à Esther, secouée par une toux tenace, le temps de s’exprimer. Esther est aussitôt arrêtée par un agent de police et écrouée pour un mois.

John ne voit donc rien, ne sait donc rien de la relation entre Mary et Harry Carson. Obnubilé par sa détestation du patronat, mobilisé dans les luttes syndicales, il ne peut rien percevoir, et, Mary, consciente de sa haine des entrepreneurs, préfère ne rien lui dire.

Margaret, l’amie de Mary, est une jeune fille courageuse et vertueuse élevée par son grand-père Job Legh, un homme curieux et atypique. Ces deux personnages, voisins d’Alice Wilson, elle aussi une femme industrieuse et généreuse, apportent comme Alice une bouffée d’oxygène dans cet univers généralement sombre et fermé. Au cours d’un récit émouvant – un récit dans le récit, Job Legh raconte comment les parents de Margaret sont morts tous deux, juste après la naissance de leur petite fille, et comment les deux grands-pères qui étaient venus en visite à l’occasion de cette naissance, ont ramené le bébé, dont le soin a été dévolu à l’aïeul maternel. Margaret est devenue une belle jeune fille sérieuse, mais progressivement aveugle tandis qu’elle exécute des travaux de couture pour assurer sa subsistance et celle de son grand-père. Douée pour le chant, elle trouve alors le moyen d’être employée dans ce domaine et accompagne en tournée un musicien en chantant des ballades populaires dans le Lancashire et le Yorkshire.

Margaret non plus ne connaît rien de la double vie de Mary Barton. Elle découvre, effarée, la supposée liaison de son amie avec Harry Carson au lendemain de la mort de ce dernier. Choquée par cette révélation que les rumeurs n’ont pas manqué d’exagérer, elle reste un instant fermée à toute demande d’aide de Mary.

Car Mary désormais a besoin d’aide, mais, précédée par la rumeur publique, elle ne rencontre, dans un premier temps, que l’hostilité de son entourage.

Tout d’abord effondrée, dépassée, elle reprend très vite une assurance nouvelle. De l’adversité naît sa force, et c’est grâce à cette force extraordinaire qu’elle surmonte peu à peu les épreuves. Quand tout s’écroule autour d’elle – son père est absent, Jane Wilson la maudit, Alice est terrassée par un AVC et sombre dans la confusion, Jem est incarcéré, Margaret et Job Legh ne lui sont pas d’un grand secours pour l’instant – elle seule reste debout. Ne préfigure-t-elle pas la forte Margaret Hale de North and South ?

Mary garde désormais son terrible secret et n’entend pas dénoncer son père pour innocenter Jem. Elle détruit les preuves de la culpabilité de Barton. Elle parvient à reconstituer l’emploi du temps de Jem et découvre que ce dernier dispose d’un alibi pourvu que Will Wilson, le fils adoptif d’Alice, puisse témoigner. Mais le jugement est proche et Will, marin de son état, est en visite à l’Ile de Man et doit reprendre la mer plus tôt que prévu. Margaret et Job Legh, persuadés maintenant de l’honorabilité de Mary, sont prêts à l’aider. Job trouve un avocat susceptible d’assister Jem Wilson devant les assises à Liverpool. Mary part à Liverpool par le train, pour la première fois de sa vie.

Le train, et plus généralement le réseau ferré britannique, sont en plein essor dans ces années essentielles pour le développement du pays en permettant des relations plus simples et plus rapides. Mais Mrs Gaskell utilise aussi le train comme métaphore ou symbole d’une action qui s’accélère.

Arrivée chez la logeuse de Will, Mary découvre que le marin a déjà embarqué, mais le jeune fils de la logeuse rassure Mary en lui expliquant des détails maritimes importants. Le bateau de Will, le John Cropper, est soumis à l’action conjointe des vents et des courants dans la configuration particulière du port de Liverpool sur l'estuaire de la rivière Mersey. Fort probablement, le bâtiment n’a pas encore pu prendre la mer. Le petit garçon, irrépressiblement attiré par la carrière maritime de ses frères aînés et de son père disparu, connaît tout de la mer et il emmène Mary au port. Une terrible course contre la montre commence, celle de Mary seule sur un bateau avec deux hommes inconnus, anxieuse de retrouver Will au dernier moment.

Devant la cour d’assises, Mary sait témoigner avec sincérité et maîtrise de soi. Elle n’est jamais aussi grandie que dans cette épreuve. La tension est à son paroxysme – jamais une telle tension n’apparaît dans aucun autre roman d’Elizabeth Gaskell. Deus ex machina, Will se présente comme témoin de dernière minute. Son témoignage permet d’innocenter Jem Wilson qui a entendu la déclaration d’amour de Mary adressée à lui en public.

Quand Mary est accueillie par le batelier, qui l’avait amenée au John Cropper, et son épouse, elle s’effondre et sombre dans une fièvre délirante. Parmi ses propos incohérents, elle évoque son père. Enfin en état de retourner à Manchester, elle retrouve Jem qui n’a pas manqué de l’attendre, de la veiller, de l’accompagner.

Le dénouement est à la mesure du drame, quand John Barton reparaît, tel un fantôme revenu l’espace d’un instant hanter les cours des maisons ouvrières. « Himself, yet not himself », commente la voix narrative. Où était-il ? S’est-il rendu réellement à Glasgow ?

Jem et Mary savent tout deux ce qu’il s’est passé. Ils sont peu surpris de découvrir Mr Carson, le père d’Harry, en conversation avec John qui lui a avoué être le meurtrier de son fils. Commence alors en Mr Carson tout aussi vindicatif que l’était John, un processus de pardon très bien mis en scène par le récit. Très émouvante est la constatation que ces deux hommes endeuillés sont face-à-face, deux hommes qui ont perdu leur seul fils, dans des conditions différentes, mais menant au même résultat.

A chacun de nous de déterminer si ce dénouement à portée religieuse est satisfaisant, ou moralisateur, ou au contraire irréaliste et immoral, car Mary n’a pas dévoilé son secret, Jem n’a pas mentionné qu’il avait prêté son pistolet à John, et John échappe ainsi à toute condamnation tandis que Jem n’est pas jugé pour complicité – non bis in idem, dit le droit.

La portée religieuse « Pardonne leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font », dit Jésus sur la croix, (Luc 23:34)  implorant le pardon de Dieu pour ceux qui l'ont crucifié, s’inscrit quant à elle dans la pensée religieuse de Mrs Gaskell. Seul Dieu peut sauver cet homme meurtrier pardonné par le père de sa victime, à qui l’église anglicane ne dévolue cependant qu’une sépulture anonyme. Dans cette tombe sans nom, John Barton est rejoint par sa belle-sœur honnie et considérée comme pécheresse par la rumeur publique - toutefois Mrs Gaskell n'adopte jamais une posture aussi moralisatrice, même si son discours n'est pas totalement exempt de jugements . Esther n’a survécu ni à l’errance ni à la maladie.

Mais la mort de John Barton dans les bras de Mr Carson qui lui a pardonné est la conclusion dramatique d’une vie brisée. Reste à Mr Carson, à reconsidérer les conditions de travail des ouvriers, à prendre des mesures pour éviter de tels désastres nés d’une incompréhension mutuelle. En ce sens, la conclusion de l’aspect social du roman annonce North and South et les améliorations que Mr Thornton apporte ultérieurement au quotidien de ses employés.

Pour Mary et Jem, dont la mère a finalement accordé sa bénédiction au jeune couple, l’avenir est ouvert. Tous deux forts d’un métier, il ne leur reste qu’à émigrer au Canada, immense pays où personne ne connaît leur histoire.

Crédit photo Liverpool - George's Dock

Crédit photo Liverpool - George's Dock

En sous-titrant Mary Barton « A Tale of Manchester Life », Elizabeth Gaskell a voulu témoigner, non par de froides statistiques ou des analyses sociologiques – elles-mêmes fort utiles -, mais par la vie elle-même de quelques personnages de fiction si bien mis en scène qu’ils paraissent aussi réels que le seront plus tard, de l’autre côté de la Manche, Fantine ou Jean Valjean.

Mary Barton est un roman à tiroirs : un tableau de la condition ouvrière, tableau vivant et incarné par John Barton mais aussi par tous les autres personnages tels Alice, George Wilson, Mrs Davenport, Esther, Margaret…

Au-delà du message social que ce récit transmet, Mary Barton est aussi le roman intemporel d’une communication absente.

John Barton, qui participe au déplacement des Chartistes de 1839 au Parlement londonien, n’est pas écouté. George Wilson, pourtant courtois et diplomate, est mal compris de Mr Carson quand il sollicite un bon d’examen médical pour son ouvrier Mr Davenport, qu’il prétend ne pas connaître personnellement. "I don't pretend to know the names of the men I employ; that I leave to the overlooker. So he's ill, eh?" (chapitre 6). Mr Carson remet à George un bon pour une consultation externe, alors que Davenport se trouve in articulo mortis, ce qui prouve à quel point ce chef d’entreprise est déconnecté du réel.

Mais John Barton ne veut pas non plus écouter Esther qui tente de lui dire ses craintes au sujet de Mary. Quand les représentants syndicaux portent leurs revendications devant le patronat, ils ne sont pas entendus, mais raillés pour leurs haillons et leur aspect maigre et hirsutes. Mary n’entend pas Jem, quand ce dernier lui fait une touchante demande en mariage, car elle se méprend sur les desseins réels de Harry Carson. Tous ces exemples montrent à quel point le manque d’écoute et l’incompréhension sont au cœur du récit et conduisent au passage à l’acte.

Conteuse dans l’âme, Mrs Gaskell sait raconter une histoire, fasciner son auditoire et l’amener à vivre ce récit qu’elle déroule avec force. Elle ne se limite pas à effleurer la surface des choses.

Au contraire, dans cette histoire qu’elle semblait receler en elle bien avant de l’écrire dans une impétueuse urgence, elle ouvre de nombreux tiroirs, de nombreuses portes. Une ballade populaire chantée avec tant d’émotion par Margaret, devenue aveugle, un poème de Samuel Bamford, le dialecte du Lancashire, la petite maison d’un vieux couple de bateliers à Liverpool, un jeune garçon qui rêve d’être marin, mais sait déjà tout de la mer, Alice et ses bouquets d’orties qui tentent de sécher dans son logement au sous-sol, tels sont quelques-uns des nombreux jalons tantôt pittoresques, tantôt émouvants, du roman.

Dramatique, dense, mais parsemé d’espoir, Mary Barton est un livre à lire, en se laissant porter par le récit, mais à relire aussi, en goûtant lentement la beauté, la force du texte et, surtout, en le vivant passionnément de l’intérieur.